A l’occasion de la sortie du dernier film de Woody Allen, "Wonder Wheel", revenons sur "Manhattan", une de ses plus brillantes productions qui nous éclairent sur son rapport à l’amour, à l’art, aux femmes et à New York.
Se plonger dans un film de Woody Allen, et a fortiori dans Manhattan, est à l’heure actuelle une chose compliquée tant l’actualité entre dans le champ de la fiction une fois que le réalisateur-acteur est à l’intérieur du cadre, ce qui est très régulièrement le cas ici, puisqu’il y joue le rôle principal. Récemment à nouveau accusé d’agression sexuelle par Dylan Farrow, l’une des filles adoptives de son ex-compagne et actrice Mia Farrow, le cinéaste dit avoir été blanchi de ces accusations par la justice.
La difficulté initiale, pour le spectateur d’aujourd’hui, est de ne pas se laisser envahir par l’actualité écrasante qui nage autour du cinéaste, aussi légitime qu’elle puisse être, nous n’en doutons point. Ce film, sorti il y a 39 ans, évoque notamment l’intérêt que porte le double fictionnel de Woody Allen pour Tracy, une fille de 17 ans dont la jeunesse est cependant compensée par une grande maturité (Isaac, son personnage, ne fait que le répéter). Le trouble de (re)découvrir que le personnage a une affaire sentimentale avec une mineure fait forcément écho à l’actualité brûlante. Cela étant dit, se pencher sur le film va permettre de laisser l’actualité où elle se trouve, c’est-à-dire dans le présent qui n’est pas celui de Manhattan.
Ce long-métrage de 1979 narre l’histoire chaotique d’Isaac Davis, Juif de 42 ans insatisfait à la fois de sa vie sentimentale et de sa vie professionnelle. D’un côté, c'est un scénariste de télévision qui rêve de grandeur, ce qui va pousser cet admirateur inconditionnel d’Ingmar Bergman à démissionner. De l'autre, après deux mariages ratés, il papillonne entre deux femmes : l’une est âgée de 17 ans quand la seconde est l’ex-maîtresse de son meilleur ami. Sa vie, à l’évidence, est à un tournant.
Minuit à New York
Manhattan s’ouvre sur des images iconiques de New York alors qu’Isaac Davis, en pleine écriture d’un roman, tente de trouver en voix off la meilleure façon de le démarrer. Cet incipit subtilement drôle évoque l’intention première du film, à savoir une déclaration d’amour totale à un New York idéal, filmé en noir et blanc. Sauf que la vie d’Isaac est à bien des égards une suite ininterrompue d’insatisfactions, qui jurent donc avec ce décor-fantasme dans laquelle il la vit. Une crainte constante de la Mort le dispute à la déception que le personnage a de tous les aspects de son existence, faisant d’elle un grand gâchis, selon la haute conception qu’il en a.
Ce film tragi-comique narre donc son expérience impossible de la Réalité, qui est la rencontre entre ses croyances mythologiques (sur l’amour, sur les femmes, sur la jeunesse, sur la réussite…), influencées par sa fréquentation assidue de l’Art, et leurs applications concrètes, forcément déceptives. Les attentes et les aspirations écrasantes d’Isaac sont invariablement inopérantes, à terme.
Pour conjurer un réel insatisfaisant, le personnage plonge alors à corps perdu dans un humour pince-sans-rire, comme ultime poésie du désespoir. Mélancolique mais volontaire, le personnage rêve notamment d’Amour avec Mary dans un décor stellaire, après avoir couru sous la pluie dans un parc (voir la scène du musée). Mais dans le même temps, sa deuxième épouse (Meryl Streep), qui l’a quitté pour une femme, écrit un livre sur leur vie de couple où elle le décrit comme un paranoïaque libérale, macho, misanthrope infatué, animé par un désespoir nihiliste. Entre autres.
La découverte de ce bouquin assassin en compagnie de Mary fait littéralement se rencontrer les deux tendances qui tiraillent son existence : son aspiration au Bonheur, une idée incarnée par Mary, est assombrie par la soudaine apparition de l’inévitable finitude de ce Bonheur espéré, qui est sa relation dorénavant tendue et cruelle avec sa deuxième épouse. Invariablement, son existence est une suite de déceptions.
Du reste, un des derniers plans du film, un regard-caméra prolongé d’Isaac, ne laisse aucun doute sur le fait que le personnage n’est pas dupe de sa condition, très humaine, mais qu’il ne changera pas sa manière d’être, et qu’il choisira même de l’étreindre à bras-le-corps. Car à l’évidence, l’Art ou l’Amour, malgré tout, embellissent sa vie. Et la nôtre, aussi ?