Avant de mettre en scène les émeutes de 67 dans "Detroit", Kathryn Bigelow imaginait celles du passage à l’an 2000 avec "Strange Days" en 1995. Déjà l’occasion pour elle de livrer un film-somme déroutant, bien avant sa renommée aux Oscars avec "Démineurs".
Un budget conséquent, des personnages complexes, un univers sci-fi délirant, un scénario écrit par l’éminent James Cameron (Terminator, Titanic) et le critique Jay Cocks et qui fait référence à l’assassinat de l’afro-américain Rodney King et aux émeutes qui s’en suivirent en 1992 peu avant la sortie du film : tout portait à croire que Strange Days serait un succès. Kathryn Bigelow, forte du succès commercial de Point Break, son précédent film désormais culte, ne s’attendait sans doute pas à la douche froide : Strange Days, avec ses 8 millions de dollars au box-office contre un budget de 42 millions, est un véritable bide. Chiffres d’autant plus étonnants que le film s’inscrit parfaitement dans un corpus de films cultes sortis à quelques années d’intervalles vers la toute fin des années 90, quelque part entre Fight Club, L’Armée des 12 Singes, ExistenZ, Dark City et Matrix.
Démultiplication des intrigues
Ralph Fiennes y joue Lenny Nero, un ex-flic reconverti dealer de clips en réalité virtuelles à Los Angeles, pour la plupart pornographiques et interdits à la vente. Quelques jours avant le passage à l’an 2000, et dans ce qui semble être une nuit interminable où règne le chaos, il va recevoir un clip où il assiste, en direct via les yeux du tueur, au viol puis à l’assassinat de l’une de ses amies. Parallèlement à l’enquête qu’il va mener pour retrouver le meurtrier avec l’aide de Lornette « Mace » Mason (Angela Bassett), ces deux derniers vont faire une découverte importante à propos de la récente mort du chanteur/rappeur Jariko One, icône de tout L.A. et des minorités afro-américaines. Et comme si cela ne suffisait pas, Lenny tentera aussi de récupérer son ex-petite amie, la rockeuse Faith Justine (Juliette Lewis), qui sort depuis peu avec le producteur de musique le plus célèbre de la ville, Philo Gant (Michael Wincott).
Difficile à résumer par la densité des intrigues qu’il noue en son sein, Strange Days est définitivement un film chaotique. Chaque strate du récit, qu’elle soit politique, policière ou amoureuse, est le reflet de la société dans laquelle elle a vu le jour : celle des années 90 qui marque la fin d’une ère et le début d’une nouvelle, amenant avec elle des obsessions inédites, technologiques notamment, qui, au cinéma, aboutissent à des films sommes. Strange Days en est l’incarnation. Très nineties dans son traitement (l’humour pince-sans-rire, le flou ambiant, la « crasse » environnante), le film en est d’ailleurs si représentatif de cette période qu’on peut considérer, à juste titre, qu’il a « mal » vieilli. Pourtant, c’est en cela que Strange Days tire son intérêt principal : il est la représentation parfaite des peurs de son époque.
Anticipation de la réalité virtuelle
La peur technologique tout d’abord. C’est l’élément déclencheur de l’intrigue mais c’est aussi et surtout ce qu’incarne le personnage principal : autrefois honorable flic, Lenny est désormais un petit trafiquant minable de films pornos en VR qu’il vend en douce à des paumés plus ou moins fortunés. Devenu lui-même accroc à ces clips immersifs, il en vient même à se repasser en boucle des vidéos issues de sa propre mémoire, définitivement accroché à des souvenirs passés. Si cette idée de films en VR vient d'un film de Douglas Trumbull sorti en 1983 (Brainstorm), sa réactualisation révèle, vingt ans plus tard, un petit côté Black Mirror qui, pour un film de 1995, est franchement impressionnant.
En cela, Strange Days, avant d’être un film policier ou politique, est surtout un film d’anticipation réaliste qui met en scènes nos propres dérives. Après tout, en 1995, quelqu’un qui repasse en boucle un film de famille tourné à la Super 8, seul devant sa télé et face à son passé, n’a rien à envier à Lenny qui, dans le film, s’accroche aux souvenirs de son ex Faith, un casque VR fixé sur la tête. Un peu plus de vingt ans plus tard, la réalité tend même à donner raison au film de Bigelow : la VR envahit peu à peu le monde des images.
Anticipation des conflits
La peur sociale ensuite. En mettant en scènes des émeutes où s’affrontent la rue et les forces de l’ordre en arrière plan de la virée nocturne de Lenny, Bigelow démontre déjà son attachement à la fresque sociétale et politique, dont son dernier film, Detroit semble être la quintessence. L’histoire, au début sous-jacente puis progressivement amenée au premier plan, de la mort du rappeur Jeriko, emblème de la rue, en faisant explicitement écho à la mort de Rodney King, tabassé en 1991 par les forces de police jusqu’à en perdre la vie, fait partie, aussi d’une crise identitaire que les années 2000 n’ont pas su résoudre, bien au contraire.
En vérité, Bigelow, en revenant une nouvelle fois sur ce sujet avec Detroit bien des années après, illustre l’échec cuisant d’une société américaine qui, malgré les années Obama, revient toujours et éternellement vers ses mêmes cauchemars. Aujourd’hui, des mouvements comme Black Live Matters sont nés d’une injustice semblable à celle transposée dans Strange Days qui s’impose, en cela, comme un film prémonitoire sur bien des aspects.
Un film hybride
Dans la forme, Strange Days est à mi-chemin entre le thriller technologique et le film policier militant. Le déroulement de ces histoires multiples, tantôt déroutantes, tantôt impressionnantes, s’étale sur de longues séquences cultes qui possèdent une aura assez peu commune jusqu'à un final en apothéose. Toutes les séquences en « VR », notamment, filmées de manière assez novatrice à la première personne, entraînent une dramaturgie au départ insoupçonnée qui rend le destin de Lenny tragique : via ces vidéos, il s’accroche à des souvenirs perdus qui le morfondent dans le passé et, en même temps, il découvre les pires vices d’une société ultra-violente dont il ne fait résolument pas partie. Face aux viols, aux meurtres et aux injustices, Lenny n’a pas meilleure réponse que d’essayer de rester pacifique (jusqu’à un certain point de cruauté).
Au final, si ce Strange Days peut sembler cacophonique, bruyant, violent, bordélique et boursouflé, il n’en reste pas moins que son personnage principal n’est, malgré tous les enjeux qui pèsent sur lui, qu’un loser romantique, résolument fragile et, en cela, assurément touchant. Kathryn Bigelow livre ici une fresque parfois bancale, parfois lacunaire, souvent too-much, mais faisant preuve d'une ambition démesurée et dont l'impact lors de son visionnage est, en 2017, toujours intact.
Vous pouvez aussi lire notre avis sur le dernier film de Kathryn Bigelow, Detroit, ici.