À son image : l'intime et immense tragédie d'une génération corse

À son image : l'intime et immense tragédie d'une génération corse

CRITIQUE/AVIS FILM - Après le brillant "Enquête sur un scandale d'État", Thierry de Peretti revient à sa Corse natale pour raconter ses grands événements politiques par la fresque lumineuse et violente d'une génération. Chronique d'une tragédie intime et collective, polar politique et histoire d'amour, "À son image" est un bijou de pur cinéma.

Le grand film français de la rentrée

Tant de choses et de sensations parviennent d'À son image de Thierry de Peretti qu'il est difficile de démêler entièrement les jolis noeuds qu'il fait au coeur. Peut-être faudrait-il alors tourner les pages du roman de Jérôme Ferrari, paru en 2018 et dont ce nouveau film est l'adaptation. Mais À son image est une oeuvre autonome, un film qui n'est pas une redite à l'écran du livre, ni un complément. Il est une autre vue de cette histoire, celle d'une jeune photographe qui veut raconter la Corse, tenir comme un carnet de bord en images de son île, au travers aussi bien des événements politiques qui la secouent que par sa vie intime et celle de ses proches, copines comme militants nationalistes aux idéaux profondément enracinés.

On apprend dès les premières minutes que ce récit, porté par Antonia (la rayonnante révélation Clara-Maria Laredo), est clos par le décès accidentel de celle-ci. Déjà, la certitude de la mort plane, une ombre qui semble portée de tout temps sur la Corse. Antonia est, au bout d'une grosse quinzaine d'années, fatiguée d'une vie professionnelle où elle a dû se battre sans relâche, et aussi fatiguée par son histoire intime, celle de ses proches et de son amoureux Pascal, parsemée de morts violentes, de silences, de luttes et de résignations. Avec son appareil, Antonia capte la vie de jeunes Corses, des années 80 à l'aube des années 2000, ces mêmes jeunes et ces mêmes années qui voient la Corse agitée par la scission au sein du FLNC.

Thierry de Peretti fait sa révolution

De la gâchette des armes à feu d'Une vie violente, on passe ici à la gâchette de l'appareil photo. Autre appareil de "mort", qui vient faire du présent une scène inscrite à jamais dans le passé, pour que celui-ci survive. La photographie pour tenir à distance ou au contraire pour rendre au plus près un présent qui s'échappe ? C'est aussi une des questions enivrantes du film. Ce changement d'outil de l'action, de l'arme à l'appareil photographique, s'accompagne aussi d'un changement de point de vue. Dans À son image, plutôt que le regard des hommes, comme c'était aussi le cas d'Enquête sur un scandale d'état, c'est celui des femmes qui est porté. Et ce n'est pas rien sur le territoire corse, pays masculin s'il en est.

À son image
À son image ©Pyramide Films

Dans une introduction magistrale en trois séquences, tout le décor de la tragédie est planté, et son moteur enclenché. D'abord, une conversation téléphonique dans l'ombre d'une petite chambre d'hôtel, ou le corps d'une femme se dessine. Puis cette même femme en plein soleil, le temps d'un café et d'une chanson au-dessus d'une magnifique crique. Enfin, cette femme, au volant de sa voiture, qui quitte soudainement la route pour se précipiter dans un ravin. L'intimité d'une personne par sa chair et une conversation personnelle, un décor à la beauté inégalable, et une mécanique en mouvement vers l'accident. Cette introduction constitue ainsi, dans une réalisation exceptionnelle, la conclusion de tout ce qui va suivre.

Les luttes et les frontières d'Antonia

Antonia est amoureuse. Antonia est professionnelle, et elle a des aspirations. Mais Pascal, l'homme de sa vie, militant et jeune figure du FLNC, s'échappe de leur relation pour fréquemment mener des actions violentes et en payer le prix en prison. Son rédacteur en chef, à Corse-Matin, refuse qu'elle parte sur le "continent", à Lyon, pour faire selon lui simplement "une photo de plus". Son père se désespère de sa relation avec Pascal et les risques encourus, comme par son envie d'aller voir ailleurs qu'en Corse. L'histoire d'Antonia est celle d'une lutte constante pour son émancipation, comme en parallèle À son image est l'histoire de la volonté d'émancipation politique de la Corse. Il est donc question dans À son image de frontières, physiques comme mentales, politiques et collectives comme intimes et personnelles, que Thierry de Peretti parcourt et cadre avec une distance d'une parfaite justesse.

Cette histoire d'identité et de  frontières, que Thierry de Peretti transcende par une écriture et une mise en scène renversantes, se trouve parfaitement illustrée dans une séquence très réussie. Celle où Antonia prend plusieurs photographies de Pascal, torse nu, jeune et beau, alors qu'il parle au téléphone. On n'entend pas ce qu'il dit dans le combiné mais on entend dans cette séquence, intégralement, le célèbre "hymne" de Bérurier noir, Salut à toi. En le photographiant, Antonia s'immisce-t-elle dans la conversation de l'activiste ? Le saisissant dans sa lutte, la photographie en fait-il une icône, un Che Guevara local ? Avec ce morceau de musique à l'accent internationaliste et universel, la lutte pour l'indépendance de la Corse converge-t-elle vers les autres luttes indépendantistes du monde des années 90 ?

À son image
À son image ©Pyramide Films

Des îles dans une île

La Corse est le sujet de À son image, mais le film n'est pas une oeuvre régionaliste. S'il se plonge l'histoire d'un territoire très délimité, il le fait avec une perspective plus large, qui est autant physique que métaphysique : la perspective de l'insularité. Pour ses habitants, la Corse est le monde entier. Mais, vue de la mer qui la ceint, elle est bien une île, avec d'autres îles autour, des continents, un monde plus grand. Antonia, malgré le lien indéfectible qui l'unit à ses proches, n'est-elle pas aussi une île, soumise à ses limites ? Et, dans ces limites, condamnée à une autonomie à la course mortifère ? Peut-elle vivre avec Pascal, qui est lui aussi sa propre île, avec son propre destin ?

Lors de la seule séquence hors de Corse, on retrouve Antonia à Belgrade au début du conflit en ex-Yougoslavie. Une séquence quasiment muette, dominée par ce silence lourd et assourdissant que seule la guerre sait créer dans ses rares moments de répit. Comme si, à cet endroit plus qu'un autre, le langage n'était d'aucun recours. Comme si la conversation d'Antonia avec le monde s'y révélait impossible. Et comme si, enfin, rien n'était comparable à la Corse, et qu'aussi aucun autre amour n'égalerait celui qu'elle portait à Pascal.

Tragédie intime et collective, lutte pour l'indépendance d'un individu et de tout un peuple, Thierry de Peretti réussit avec À son image à lier le personnel et l'universel. Et il le fait avec une photographie d'une beauté renversante, caméra serrée à des personnages d'autant plus authentiques qu'ils sont incarnés par des locaux et pour la plupart non-professionnels. Un grand film doux et féroce, où la délicatesse et la violence coexistent au plus proche. Et dont les questionnements intimes comme politiques apparaissent d'une actualité saisissante.

À son image de Thierry de Peretti, en salles le 4 septembre 2024. Ci-dessus la bande-annonce.

Conclusion

Note de la rédaction

Avec "À son image", Thierry de Peretti poursuit son récit de la Corse, son île et son histoire, en captant les événements de son histoire politique par le regard d'une jeune photographe qui chronique sa génération. Tragédie intime et collective terrassante, développée sous une lumière exceptionnelle et portée par la performance captivante de Claria-Maria Laredo, "À son image" appartient au grand cinéma.

Note spectateur : Sois le premier