Sorti le 4 septembre au cinéma, "À son image" est un des plus beaux films français et corses de l'année. Nous avons rencontré Thierry de Peretti, réalisateur de cette chronique intime et collective vertigineuse de l'histoire politique de l'île.
À son image, une chronique d'exception de la Corse
Après Les Apaches, Une vie violente et Enquête sur un scandale d'état, Thierry de Peretti retourne en Corse et livre avec À son image un quatrième long-métrage renversant. En racontant l'histoire d'Antonia, jeune photographe qu'on va suivre pendant une quinzaine d'années, il montre une double lutte pour l'auto-détermination. Celle d'une jeune femme, comme celle du peuple corse. Adaptation du roman éponyme de Jérôme Ferrari, À son image utilise la photographie pour offrir un nouveau récit de la Corse des années 80 et 90, où le politique est représenté alors par l'intime.
Magnifiquement écrit et mis en scène, photographié avec passion, le nouveau film de Thierry de Peretti a fait sensation lors de sa présentation au Festival de Cannes 2024. Le cinéaste y raconte droit dans les yeux et avec empathie sa Corse, son radicalisme politique et sa lutte au prisme de leurs désillusions et de leur délitement, dans une histoire qui est aussi la confrontation de l'amour et du dogmatisme.
Nous avons rencontré Thierry de Peretti pour parler d'À son image, film parmi les plus brillants et les plus aboutis de l'année.
Avec À son image, un autre film corse a été remarqué au Festival de Cannes, Le Royaume de Julien Colonna. La Corse deviendrait-elle une terre de cinéma nourrie principalement par des réalisateurs insulaires ?
Thierry de Peretti : Il y a du cinéma qui se fait. Il y a des acteurs et des actrices qui circulent d’un film à l’autre, on se connaît. Il y a un groupe. Je crois que ce sont des films qui sont personnels et qui ont à coeur de dire : parlons nous-mêmes de nous. Ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent, ou alors beaucoup moins. On espère que ça continuera. Il y a une vraie dynamique en Corse. Il y a une cinémathèque, des formations de cinéma à l’université de Corte, un vrai réseau de salles. La dynamique est globale, ce n’est pas simplement des réalisateurs seules dans leur coin, il y a tout un maillage.
Avec À son image, vous revenez sur de grands événements politiques de l'histoire contemporaine corse, en les abordant par le regard d'une jeune photographe. Quelle est votre intention avec ce récit ?
Thierry de Peretti : Ce sont des événements passés, mais qui continuent d’irriguer l’imaginaire collectif. Celui de la lutte armée, mais pas seulement, celle de questions politiques aussi qui restent très saillantes en Corse. Il y a toute une mythologie autour de ces événements, et le film permet de les voir au travers des yeux d’Antonia. Par la photographie, elle interroge ce qu’elle voit. Elle questionne, elle critique, elle déconstruit.
Donc l’idée pour moi est de dire de ces événements, que j’ai vécus indirectement moi-même, qu’est-ce qu’il m’en reste et qu’est-ce que j’en fais ?
Si j’en fais du cinéma, est-ce que c’est pour les raconter comme ce qu’en ont dit les responsables politiques, comme les médias les ont racontés, telles que les archives les montrent ? Ou alors, est-ce que j’en fais autre chose. Et pourquoi j’en fais autre chose ? Parce que les récits qui ont été faits ne me conviennent pas, et même les récits qu’on a fait nous-mêmes de nous. Les récits les plus complexes comme les récits les plus superficiels.
Les contes et légendes, les préjugés… Nos récits ont été contaminés par des récits qui n’étaient pas de nous, à commencer par les plus anciens comme Maupassant et Mérimée qui ont véhiculé tout un folklore et des stéréotypes qu’on a fini nous-mêmes par intérioriser, et contre lequel le cinéma peut construire des images qui percutent ces représentations éculées.
Il y a une très jolie scène, avec Antonia qui photographie son amoureux Pascal,militant du FLNC en conversation au téléphone, et dans laquelle on entend "Salut à toi" du groupe punk Bérurier noir.
Thierry de Peretti : Là, dans cette scène que vous évoquez, la question est de savoir si elle se rend compte qu’elle touche à l’essence de son travail. Parce que c’est par l’intime qu’elle accède au politique. On l’empêche d’aller à Lyon, de faire son travail, mais on ne l’empêchera pas de photographier son amoureux, ses amis, sa famille, ses proches, dont certains sont eux connectés à la lutte pour l’auto-détermination, à la lutte armée et à la violence. C’est pour ça qu’elle a accès à quelque chose d’unique, seule elle peut voir ça.
Quand son rédacteur en chef lui refuse d’aller à Lyon parce qu’elle n’y ferait qu’une photo « de plus », elle se rebelle et dit ne pas vouloir laisser les autres raconter leur histoire. Elle a raison, mais aussi un peu tort. Parce que c’est bien en photographiant son amoureux au téléphone, vraisemblablement en train de régler des questions liées à sa lutte, que se constitue un point de vue unique. À la manière de Nan Goldin et d’autres photographes, qui ont choisi de passer par l’intime pour raconter un peuple et une époque.
Mais cette vue intime, ce point de vue unique, semble aussi rejoindre par cette chanson d'autres luttes, d'autres points de vue. Il y a ce petit salon où Antonia photographie Pascal, la Corse, mais aussi tout ce qui l'entoure.
Thierry de Peretti : Cette chanson de Bérurier noir réunit en effet toutes ces luttes, pour moi c’est important et c’est là mon point de vue : mettre en relation cette histoire histoire politique contemporaine de la Corse, à ce moment-là, avec d’autres luttes de libération. C’est comme lors de la séquence où Antonia photographie ses amis qui dansent sur une chanson de Cheb Hasni. J’aime Cheb Hasni et ce son, mais c’est surtout pour dire que pendant que ces jeunes gens luttent en Corse, il y a des luttes en Algérie, en Europe, des luttes d'émancipation qui ne sont pas les mêmes mais qui peuvent se relier. Ça permet de mettre en perspective et de faire une mise au point. Cette mise au point, essentielle à la photographie et au cinéma, parce ce que sont des images et qu’il s’agit donc de la représentation des choses.
Thierry de Peretti : Mon ambition est ainsi de faire comprendre que la Corse n’est pas la même société que la société française. Ce n’est pas le même peuple, pas la même culture, pas la même histoire. C’est très difficile à faire comprendre, à l’extérieur. Je veux apporter ma petite pierre à l’édifice. Ça me semble important parce que, comme la Corse est toujours menacée de violence politique puisque beaucoup de questions politiques n’ont pas été réglées par les gouvernements successifs, il faut comprendre que c’est un endroit qui a été colonisé. C’est un fait, et il y a une incompréhension. Il y a une altérité, et pour le faire comprendre j’ai besoin de relier ce qu’on est au monde. Avec À son image, je tente de raconter une société, à un endroit et à une époque.
Il y a cette dimension de cinéma du réel, ou de cinéma-vérité, mais traversée par un cours tragique...
Thierry de Peretti : Je me méfie du tragique. C’est pour moi plus un genre de la fiction qu’une réalité. D’ailleurs Antonia le dit, jugeant que sur ses photos ses amis ont des airs tragiques, alors que dans la réalité il n’y a aucune tragédie. C’est une tension intéressante, entre la tragédie et son absence totale. La tragédie nourrit la fiction, elle « s’écrit ». Maintenant, est-ce que le tragique est « réel » ? Par rapport à ce territoire, je m’en méfie parce que c’est un des clichés sur la Corse, la tragédie, la violence, quelque chose de très noir. J’essaye donc de me décaler par rapport à cette notion tragique, tout en jouant avec.
Évidemment, Antonia meurt au début du film, mais très bêtement. Donc c’est tragique, mais c’est en même temps complètement con. C’est à l’emporte-pièce, c’en serait presque burlesque.
Relativement à la représentation de la violence, ici une fusillade, il y a un cadre large, une distance. Comme d'ailleurs c'était aussi le cas dans Enquête sur un scandale d'état.
Thierry de Peretti : J’ai peut-être cette volonté picturale de me mettre à distance. Mais je me pose cette question de la distance pour toutes les scènes, pas seulement pour des scènes de violence. Je me demande où mettre la caméra pour bien voir ce qu’il se passe, bien comprendre. La scène d’assassinat dans À son image, elle est dans un quartier très particulier. C’est ma manière romanesque de dire "voilà, ça se passe dans tel type de café, dans tel quartier, avec tel type de population en terrasse". L’idée est de capter en un moment, donc en un seul plan, plusieurs réalités. L’acte lui-même, mais dans son environnement particulier. Il fait jour, il y a de la pluie, c’est un café dans un quartier populaire. J’ai besoin de voir tout ça dans un seul moment. Et certainement aussi pour rendre la chose la moins fascinante, glorieuse, ou héroïque possible.