Adam Bessa est actuellement à l'affiche du très beau drame "Harka". À 31 ans, l'acteur français d'origine tunisienne s'est révélé en 2017 dans "Les Bienheureux". Avant de s'illustrer dans "Mossoul" produit par les frères Russo, qui le rappelleront pour "Tyler Rake". Récompensé au Festival de Cannes pour sa performance dans "Harka", Adam Bessa dégage un désir et une force de cinéma qui lui ouvrent une carrière potentiellement sans limites. Rencontre avec le futur du cinéma.
Rencontre avec Adam Bessa
Adam Bessa n'a pas peur de dire qu'il veut faire des grands films, et qu'il se lance dans chaque tournage en pensant faire un grand film. Ni vantardise, ni fausse modestie. "Pourquoi ne pas être Jack Nicholson ? Pourquoi ne pas vouloir faire un grand film ? Parce que, de toutes façons, si on se rate, on n'aura peut-être raté de peu, et le résultat sera quand même très bien". Cette aspiration à la grandeur, prononcée en pleine conscience d'une réalité souvent contradictoire avec celle-ci, voilà qui définit bien la personnalité de l'acteur français, à l'aise et dédié à sa tâche aussi bien dans un blockbuster que dans un film d'auteur.
Rien ne semble pouvoir arrêter celui qui a été distingué du Prix d'interprétation masculine de la section Un certain regard au dernier Festival de Cannes pour sa performance dans Harka de Lotfy Nathan. On l'a rencontré pour parler de sa carrière, jeune, mais à bien des égards déjà si aboutie.
Quelle a été, en tant que spectateur, votre rencontre avec le cinéma, et le film qui vous a donné envie de devenir acteur ?
Adam Bessa : Je ne savais pas encore que je voulais être acteur, mais je dirais Titanic. J'avais sept ans, et ça m'est resté. Ça m'a marqué par sa puissance, et sur ce que le cinéma peut apporter comme émotions. Je crois que j'ai tout de suite compris que c'était un grand film. Après, petit à petit, chaque film m'a apporté quelque chose. En termes de prestations d'acteurs, je crois que c'est Two Lovers de James Gray. La performance de Joaquin Phoenix m'a fait prendre conscience de ce qu'était le travail d'acteur. Il y a eu La Môme qui m'a beaucoup marqué aussi.
Je pense aussi à Gary Oldman, Daniel Day-Lewis, Leonardo DiCaprio à ses débuts dans The Basketball Diaries et Gilbert Grape notamment. Quand je sortais de leurs films, je les imitais, pendant des heures. Ils parvenaient vraiment à créer des personnages, et ces personnages me restaient. Et puis il y a Meryl Streep aussi, j'avais adoré Sur la route de Madison, Le Choix de Sophie. Ce sont des grands films, et les grands films font des grands rôles. Donc il y a Le Parrain aussi, forcément.
Il y a un film français qui vous a impressionné plus qu'un autre ?
Adam Bessa : Un Prophète. J'étais encore jeune, et je n'avais encore jamais vu un acteur arabe, en France, faire une telle performance. Je me suis beaucoup identifié à Tahar Rahim, j'ai regardé tous ses films après. J'étais fasciné par sa performance, son travail, l'intensité, son approche et sa construction du rôle. C'est un rôle d'une grande subtilité et d'une grande sensibilité. C'est très intérieur comme jeu, et j'aime particulièrement ça. Jouer le mystère avec le spectateur, ne pas tout dévoiler. Je crois qu'il faut développer une intériorité, qui est ensuite captée par le cinéaste, mise en lumière et sublimée.
Sur ce point, sur cette pratique de l'intériorité, Un Prophète est très réussi. Je crois aussi que si j'aime autant Un Prophète, c'est que j'ai reconnu la France dedans, sa dimension cosmopolite. Tout m'y semblait réel, chaque détail, tout m'y paraissait authentique. Pour une fois, dans un film français, je reconnaissais ce que je voyais, et c'est cette France là que j'aime voir au cinéma.
Réussir à montrer les choses dans leur complexité, que ce soit les origines, les traditions, les différentes classes sociales... Quand c'est bien fait comme ça, et que tout se mélange sans que certains éléments soient juste "utilisés"... Dépeindre ainsi bien la réalité, rendre cette grande richesse culturelle, ça sert infiniment la dramaturgie d'un film.
Votre carrière s'est vite développée au niveau international, avec un premier rôle dans le film de guerre Mossoul, produit par les frères Russo. Comment on se retrouve dans une telle production ?
Adam Bessa : Je fais Les Bienheureux, et il y a Les Révélations des César. À partir de là, je signe avec une agent. Comme je suis trilingue, français-anglais-arabe, elle a vite commencé à chercher des pistes à l'international. Moi je suis à fond, parce que c'est le cinéma qui me plaît. J'arrive donc sur Mossoul par un casting, dans un processus très long, entre trois et quatre mois. Je suis allé à Londres faire des essais, j'ai dû apprendre le dialecte irakien... Un long chemin où il a fallu prouver à chaque étape qu'on est capable de tenir un film comme ça. Ils recherchaient un acteur encore inconnu, donc le risque est important pour les frères Russo à ce moment-là, après le succès d'Avengers : Endgame. Rien ne leur assurait que leur casting serait bon, solide, il fallait prouver. D'où toutes ces étapes, des essais à n'en plus finir, des entrainements - j'ai fait un mois d'entraînement avec des Delta Force, juste pour voir si on est aptes à tenir la cadence.
Mossoul est un film d'action américain, mais il n'a pas les travers du divertissement facile, il n'a rien de superficiel dans l'exposé de son contexte. On sent que la documentation et l'authenticité étaient obligatoires dans sa démarche.
Adam Bessa : Matthew Michael Carnahan est un réalisateur extraordinaire, c'est un gars passionné par la géopolitique, intelligent. Moi-même j'avais cette idée que les américains étaient dans des schémas simples, noir - blanc, que pour eux le monde arabe c'est un truc où tout est pareil. Mais Matthew m'a appris tant de choses sur les chiites, les sunnites... Il était plus renseigné sur le monde arabe que mes amis les plus aguerris sur le sujet ! C'était donc très agréable de bosser avec lui. Il n'y avait pas de clichés, il voulait montrer la réalité de ce moment d'histoire contemporaine, parce qu'elle l'avait profondément touché.
C'est mon deuxième film, et je me retrouve avec une équipe composée de gens hyper talentueux. Le chef-op, Mauro Fiore, a notamment fait Training Day et Avatar. Tous avaient un CV très impressionnant, donc moi au début... Mais en réalité, les gens talentueux sont des gens humbles, ils travaillent vite, ils ne prennent la tête à personne, les choses se font naturellement, avec fluidité. On a tourné au Maroc, dans la zone industrielle de Marrakech où ils ont reconstruit des décors. Pas de fonds verts, que des détails.
Même jusqu'à la moindre canette au sol, qui n'est pas dans le champ ! Un acteur irakien me racontait : "c'est vraiment ce qu'on consommait, ça c'est arrivé dans les années 90, on mangeait ce genre de concentré de tomates..." Et ce n'est même pas dans le plan, c'est là, quelque part dans le décor. Tout y est.
Cette obsession du détail, c'est la clé de la performance ?
Adam Bessa : Cette volonté d'être le plus juste possible, j'en ai beaucoup appris. J'ai appris l'importance des détails sur ce tournage, et à pousser ces détails le plus loin possible. Pour moi, ça veut dire ne jamais s'arrêter. On a cette petite voix dans la tête qui à un moment dit :"c'est bon là..." ou alors "peut-être on peut faire autrement...". Mais non, il faut toujours aller le plus loin possible.
Le spectateur est intelligent, il voit tout, et il faut lui faire confiance. Donc c'est à nous d'aller au bout de nos capacités intellectuelle et artistiques. Il faut sortir d'un film en se disant "j'ai tout fait, tout essayé, tout donné". Donner le meilleur de soi-même artistiquement. C'est ce que les frères Russo et ce film m'ont appris, et c'était un très bel enseignement que je garde précieusement. Ils m'ont ensuite rappelé pour Tyler Rake, parce qu'ils ont ce fonctionnement familial, ils retravaillent avec les mêmes personnes. Ils m'ont donné ma chance dans le cinéma américain, c'était naturel pour moi de dire oui.
Harka, une performance intense et majeure
Adam Bessa : Avec mes origines tunisiennes, j'avais déjà une bonne base de données pour aborder ce film. J'ai des cousins, de la famille qui a vécu dans des conditions semblables, qui a connu ces situations. Ça m'a demandé néanmoins une grande préparation et une grande concentration. Je ne connaissais pas le monde des contrebandiers, ni cette partie rurale de la Tunisie, qui fait un carrefour avec l'Algérie et la Lybie. Une sorte de triangle de nombreux trafics, que je ne connaissais pas. C'est une vie très rude. Et puis il y a ce personnage très solitaire, que Lotfy Nathan a écrit à la manière de Taxi Driver, qui s'isole de plus en plus, ce qui est aux antipodes de ce que je suis dans la vie. Il a fallu ainsi que je comprenne les rouages de la solitude, que je me familiarise avec.
Vous évoquiez cette intériorité et ce besoin d'entrer le plus loin possible dans les détails. Comment ça se traduit dans la méthode de travail ?
Adam Bessa : C'est une vibration. Un état. C'est un état à trouver, et une fois qu'on l'a, tout ce qu'on fait est teinté de cet état. N'importe quel regard, quel geste, quel mot. Quand on a cet état, le regard comme le geste, le mot, est déjà la fin de la chose. Avant eux, il y a cet état, ce noyau. C'est comme une couleur que l'âme, l'esprit et le corps prennent. Chaque personne a une couleur, qui vient de l'inné et de l'acquis, du temps de la vie passée, de l'environnement direct.
Ce qu'il faut trouver, c'est cette vibration, comme une gamme musicale. Il faut trouver sa gamme, pour qu'ensuite tout soit compris dedans. Chopin c'est triste, et ça le reste même quand il fait une envolée. Pour trouver la gamme qui correspond au projet, au personnage, il faut une grande disponibilité et une grande curiosité. Il faut aller chercher, essayer de comprendre. Et observer, beaucoup.
Il faut aimer son personnage, pas au sens amoureux ou sentimental, mais au sens d'un très profond respect et d'une véritable empathie. Et presque avouer qu'on est inspiré par ces destins là. Reconnaître l'intrigant, par exemple quand on regarde un clochard, ou alors quand on s'arrête pour regarder une bagarre dans la rue, ou un accident. On s'arrête pour regarder, même si on ne devrait pas, parce qu'on a cette curiosité. Il faut céder à cette curiosité, parce que je crois que c'est aimer connaître la vie. Il faut tirer ce fil-là, jusqu'au bout, pour voir où il nous mène, et arriver au bon endroit.
Une fois qu'on y est, il faut valider avec le réalisateur, parce qu'on peut se mettre dans des états où en tant qu'artiste on peut perdre ses repères, manquer de recul. C'est là où le metteur en scène doit intervenir pour s'assurer de la justesse, pour qu'il dise "là oui, ça y est, c'est cette couleur-là, c'est ce que je recherche." Ensuite, de là, tout peut jaillir.
Ce qui nécessite de rester en permanence dans son rôle ?
Adam Bessa : Pour des rôles comme ça, il m'est impossible de sortir de mon personnage. La vie a trop de détails. Chaque personnage est un monde complexe, avec des détails, des éléments que je ne connais pas, ou que je ne ferais pas comme ça. Il y a tellement d'informations... Je ne peux le gérer que si je suis ultra-concentré. Ce n'est pas m'isoler des autres, c'est vraiment rester concentré sur ce que j'ai à faire.
Je veux être le plus juste possible, je suis obsédé par cette idée : une personne qui est le personnage verra ce film. Si je dois faire un plombier, il faut qu'un plombier qui le verra y croit. Il sera extrêmement attentif aux détails, donc je ne dois laisser en échapper aucun.
Le personnage d'Ali est privé de liberté, il est empêché, il subit une forme de morale et des règles inutiles, et ça met dans une rage noire. C'est quelque chose qui me touche. Je ne sais pas si le cinéma peut sauver de cet état, mais en tout cas ça peut faire ressentir aux gens qui se sentent seuls qu'ils ne le sont pas entièrement. Ceux qui vivent en Tunisie dans la même situation qu'Ali, on ne peut pas les aider, on ne peut pas leur mettre comme ça du pain sur la table, il n'y a pas de solution simple ou facile. Mais au fur à mesure, peut-être un peu... Peut-être les aider à envisager des solutions.
Si le cinéma ne peut pas concrètement sauver des terribles situations qu'il raconte, que peut-il faire ?
Adam Bessa : Un film peut inspirer. Un film peut rassurer les gens dans leurs valeurs et leurs croyances, dans leur humanité. Voir un film et se dire qu'on n'est pas seul, que quelqu'un pense et ressent comme nous. Ça aide à continuer à faire ce qu'on a à faire.
D'ailleurs, ça me revient maintenant, une des choses qui m'a le plus marqué est la série Les Misérables de Josée Dayan. Je ne connaissais pas Victor Hugo à l'époque, on n'avait pas beaucoup de livres à la maison, mais je me souviens de cette scène où l'évêque remet à Jean Valjean les chandeliers, pour faire croire aux gendarmes qu'il les lui a donnés, alors qu'il avait en réalité volé l'argenterie. Cette scène m'a marqué à vie, cet acte là, cette empathie.
Alors ce que j'espère, là tout de suite, en rapport avec Harka, c'est qu'en France ceux qui ont certaines tendances extrêmes puissent comprendre, se mettre un peu à la place, se demander ce qu'ils feraient à la place de ceux qu'ils jugent. Il ne s'agit pas d'un côté de donner, ni de l'autre de prendre, mais de simplement éviter le jugement facile, parce que la réalité est toujours plus compliquée. D'autant plus que les situation de la France et de la Tunisie sont liées par leur passé. Ne pas jeter la pierre, ne pas pleurer non plus, mais simplement être éveillé, prendre un peu conscience.