Anatomie d'une chute de Justine Triet : "montrer la guerre d'un couple"

Anatomie d'une chute de Justine Triet : "montrer la guerre d'un couple"

Récompensé de la Palme d'or au Festival de Cannes, et de six César, "Anatomie d'une chute" a été un succès à tous les niveaux. La réalisatrice Justine Triet nous parle de la création de son quatrième long-métrage, de ses choix et ses influences.

Anatomie d'une chute : la belle Palme d'or de Justine Triet

Pour son quatrième long-métrage, la réalisatrice Justine Triet propose avec Anatomie d'une chute un film de procès passionnant. Débutant comme un thriller hitchcockien, le film dérive vers une œuvre quasi-documentaire qui révèle la destruction d'un couple et du cercle familial. Anatomie d'une chute prend rapidement une tournure tragique lorsque le jeune Daniel (Milo Machado-Graner), un enfant malvoyant, découvre le corps inanimé de son père, visiblement tombé de leur chalet. Sandra (Sandra Hüller), sa mère, est alors suspectée.

Sandra Hüller - Anatomie d'une chute ©Le Pacte
Sandra Hüller - Anatomie d'une chute ©Le Pacte

Justine Triet utilise ici le procès pour décortiquer les problèmes de ce couple. À l'occasion de la sortie du film en salles le 23 août 2023, nous avions rencontré la réalisatrice pour décortiquer, à notre tour, son œuvre - récompensée de la Palme d'or au dernier Festival de Cannes, puis de six César, dont ceux du meilleur film et de la meilleure réalisation.

Grâce à Anatomie d'une chute, vous avez remporté la Palme d'or à Cannes. Quelles ont été vos émotions depuis.

Il y a eu une sensation particulière, de ne pas vivre l'instant présent. C'était trop intense sur le moment. Super, mais intense. Et ensuite, avec la sortie du film, j'ai fait beaucoup de presse donc je n'ai pas vraiment eu le temps de me poser. Je suis encore dans le film. J'ai aussi mis du temps à conscientiser le fait que j'étais la troisième femme à remporter la Palme d'or. En tout cas ça reste quelque chose de très joyeux.

Anatomie d'une chute est à la fois un thriller, un film de procès et un drame familial. Quelle était votre envie première ?

Le déclic est venu de l'envie de reprendre le rapport mère/fils et de placer l'enfant au centre de la machine judiciaire. D'imaginer que cet enfant serait le réceptacle de toute la machine judiciaire. De toute l'histoire de ses parents. Et d'imaginer, qu'à la fin, il aurait peut-être une capacité dans son témoignage d'influer dans un sens ou dans l'autre pour sa mère. C'est vraiment parti de cet enfant au centre qui est témoin du pire de ses parents qui va être révélé. Après, évidemment, l'envie de faire un film de procès est là, mais c'est un prétexte pour montrer la guerre d'un couple.

Vous êtes vous inspirée d'une vraie affaire ?

Au début, pendant longtemps, j'ai hésité à adapter un fait divers. Mais j'ai mis ça de côté car je n'ai pas trouvé l'affaire qui me passionnait assez. Quand j'en trouvais une, j'avais ensuite l'impression de dérouler la machine judiciaire de manière automatique, ça ne m'intéressait pas assez.

Il existe déjà de nombreux films de procès. Quelles ont été vos références ?

J'ai vu Le Génie du mal de Richard Fleischer, que je n'avais jamais vu. Ce n'est pas un très grand film, mais ça m'a influencé pour sa dernière partie avec une plaidoirie d'Orson Welles où il parle très doucement. C'est l'anti-plaidoirie qu'on imagine. Ça m'a beaucoup influencé pour le choix de Swann Arlaud. Car je voulais quelque chose de très moderne dans les scènes de procès et éviter l'effet de voix. Du même réalisateur, il y a L'Étrangleur de Boston, qui n'est pas un film de procès, mais que j'ai vu énormément de fois.

Autopsie d'un meurtre ©Columbia Pictures
Autopsie d'un meurtre ©Columbia Pictures

Il y a aussi évidemment Autopsie d'un meurtre, que je connais depuis longtemps et que je revois souvent, même s'il m'a peut-être davantage inspiré pour Victoria. Et puis il y a La Vérité de Clouzot, qui est à l'opposé de ce que je cherchais formellement, mais qui a des similitudes. Aussi, je peux citer Amanda Knox, qui est une affaire passionnante d'une femme qui est jugée hors de son pays, avec toute sa sexualité qui est disséquée durant le procès. Il y a dedans l'aspect puritain de l'Italie qui juge la sexualité d'une Américaine soi-disant déchainée.

Et enfin, j'ai regardé des chaînes Youtube juste pour voir des cours d'appel. Après, avec mon co-scénariste Arthur Harari on a collaboré avec Vincent Courcelle-Labrousse, qui est un avocat pénaliste. Un type génial, qui adore le cinéma et qui nous a permis d'inscrire le film dans quelque chose de très réaliste.

Au centre du film, il y a cet enfant malvoyant. C'est un choix original et important pour le récit.

Pour moi, il y a deux types de film de procès. Celui qui va nous perdre au début et ensuite dérouler toutes les pièces du puzzle. Et la deuxième catégorie, qui ne va pas combler tous les manques. C'est là que je me situe. Il y a beaucoup de zones incomplètes. Donc je trouvais ça fort d'avoir cet enfant qui, lui aussi, est construit sur du manque. Il lui manque l'image, et il devient le réceptacle du son, dans une scène où un enregistrement est révélé. Tout le récit se construit sur un manque et il incarne vraiment ce manque à tous les niveaux.

Par sa condition, le son devient un élément majeur du film.

Dans des documentaires où un enregistrement sonore peut surgir, l'émotion est pour moi plus grande que si je regardais une vidéo. Quand le son est là, je me mets à fantasmer. Et le spectateur le fait aussi, en imaginant généralement le pire. Donc dès l'écriture on s'est dit, avec Arthur Harari, que le son devait être central. C'est aussi une façon d'utiliser le cinéma dans ce que ça a de plus essentiel. Et ce, dès l'ouverture du film. Avec un homme, qu'on ne verra jamais, mais qui balance de la musique. Ça permet de faire rentrer le spectateur dans le chaos total du couple.

Milo Machado-Graner - Anatomie d'une chute ©Le Pacte
Milo Machado-Graner - Anatomie d'une chute ©Le Pacte

L'originalité du film vient aussi du personnage de Sandra, la mère, qui a un caractère atypique, très pragmatique et peu dans les sentiments.

Sandra, c'est un personnage insaisissable. Quelqu'un qui incarne quelque chose de complexe dans ses réactions. Le film questionne l'égalité dans le couple. C'est une question que, elle, rejette d'une certaine façon. Elle a une réaction dure dans sa façon de s'exprimer et les gens auront des avis différents à son sujet. Je sais que certains la trouvent horrible. Ce qui est sûr, c'est que son mari se positionne en victime très vite. Mais en même temps, elle n'est pas facile. Elle n'a pas de culpabilité, elle est implacable dans ses avis et elle a l'air très indépendante. Rien que pour ça, elle peut agacer.

Votre choix de montrer un personnage féminin de la sorte n'est pas anodin.

Cela me plait d'inverser les codes. Dans la majorité des couples, c'est plutôt l'inverse, avec la femme qui se plaint de pas avoir de liberté. Ça m'amuse de changer et de montrer un personnage assez contemporain.

En conséquence, c'est ce caractère qui est jugé durant le procès.

C'est ça qui est intéressant. Dans le procès on va juger quelqu'un avec des preuves. Mais si on en manque, on va aller voir dans sa manière de vivre. Donc il y a une dérive. Sandra, c'est quelqu'un qui est libre, qui a sa façon de vivre, et c'est ce qu'on lui reproche. Le paradoxe c'est aussi cet homme qui se plaint de ne pas avoir assez de place dans le couple, et en mourant, il bouffe tout l'espace. C'est l'ironie de l'histoire.