Primé au Festival de Cannes 2024, "L'Histoire de Souleymane" est un grand choc, un thriller aussi haletant que bouleversant sur un migrant en situation irrégulière et livreur de repas à Paris. Un chef-d'oeuvre de cinéma dont on a pu pénétrer dans les coulisses avec son réalisateur Boris Lojkine.
Rencontre avec Boris Lojkine
Après Hope en 2015 et Camille en 2019, deux films largement salués par la critique et multi-primés, Boris Lojkine pose sa caméra à Paris pour raconter L'Histoire de Souleymane. Il y a une continuité forte entre ces trois films, celle de vies vues comme des parcours, parcours qu'il raconte par des portraits. Il y a ainsi, dans le cinéma de Boris Lojkine, une anthropologie moderne, l'analyse par la vie concrète du rapport à la notion de "l'étranger", à la notion de "territoire". Qui est-on, au moment et à l'endroit où on est ?
Avant de de se faire cinéaste, Boris Lojkine a été brièvement professeur de philosophie à l'université. Mais il n'y a rien de professoral dans son cinéma, rien de surplombant et rien d'ouvertement didactique. Et à considérer que le cinéma est très souvent un privilège de société développée, le sien n'en traduit strictement rien. D'ailleurs, cette vie où il a passé un doctorat et débattu de concepts philosophiques, il dit ne plus la reconnaître et se demande aujourd'hui qui était cette personne qui formulait ainsi les choses...
Pourtant, on ne nous enlèvera pas de la tête l'idée que ce qu'il a, à un moment de sa vie, conçu comme une impossibilité de discours sur le présent et ses crises, il l'a résolu puis dépassé par une bouleversante démarche esthétique. Par le cinéma, dont il a aboli comme personne la frontière entre le genre documentaire et celui de la fiction, par les sensations visuelles et sonores exceptionnelles d'un thriller à l'immersivité phénoménale, il raconte avec L'Histoire de Souleymane une réalité aussi banale qu'extraordinaire, portée par Abou Sangare, acteur non-professionnel dont la performance, primée au Festival de Cannes 2024 dans la section Un Certain Regard, marque déjà l'histoire du cinéma français.
Quel a été le point de départ de L'Histoire de Souleymane ?
Je m’intéresse depuis longtemps aux questions migratoires, mais plus particulièrement aux parcours migratoires, aux voyages, aux gens. Il me semble important de raconter ces histoires, ces gens, que personne ne raconte. Il y a des vies qui sont racontées mille fois, et d’autres jamais, qui sont pourtant passionnantes.
Pour un cinéaste, c’est super de pouvoir de raconter l’histoire de quelqu’un qui est dans la survie. Raconter quelqu’un dans la survie c’est beaucoup plus intéressant de raconter quelqu’un qui est dans l’aisance. C’est une évidence, pour moi, que ce sont des histoires riches à raconter pour le cinéma.
Pourquoi s'attacher particulièrement aux livreurs ?
Ça faisait un moment que me travaillait l’idée de refaire un film sur une histoire de migrants, comme j’avais fait dans Hope, mais autrement. Au moment du confinement, quand les rues de Paris se sont vidées, on ne voyait plus que les livreurs. Je trouvais passionnant de raconter ces travailleurs, qui sont au carrefour de plein de questions. La question de la migration, la question du travail "uberisé", et c’est une promesse de cinéma génial.
Le livreur à vélo dans les rues de Paris, c’est la promesse d’un film qui va aller vite. Un film de rapidité, très urbain, où on va circuler d’un milieu et d’un décor à l’autre. C’est excitant, on est dans le mouvement et, quand il y a du mouvement, il y a de la vie. Juste après le confinement j’ai vite convaincu mon producteur de partir là-dessus, et je suis parti en repérages dans les rues de Paris et à la rencontre des livreurs.
Quelle a été votre méthode pour faire de cette histoire et de sa matière documentaire un pur thriller ?
Le matériau documentaire est réuni assez vite, en un mois demi c’est fini. Puis il y a deux ans d’écriture. Quel film je fais ? Comment je raconte ça, et comment je tricote ça pour que ce soit un film tendu de bout en bout et qui prenne la forme d’un thriller ?
Je voulais faire un thriller sans intégrer aucune figure de genre. Il y a pas de mafia, de bandits, de guns… Montrer qu’on peut faire un thriller tendu sans qu’il y ait rien de tout ça. Pas de braquage, pas de course-poursuite avec la police, pas de fusillade, on peut faire un thriller sans ça et je trouve ça super excitant pour un scénariste.
L'Histoire de Souleymane est un film qui a les deux pieds dans le réel mais qui doit tenir en 48h, avec un compte-à-rebours, c’est donc 100% un film social, mais pas du tout une chronique sociale, et 100% un thriller.
Comment avez-vous tourné les séquences à vélo, et toutes ces scènes d'action dont on comprend, malgré qu'on soit bien dans un film de fiction, qu'elles ont été "réellement" captées ?
Boris Lojkine : On fait avec un principe simple, qui est qu'on va insérer le dispositif de fiction dans la vraie vie et on ne va rien bloquer. On ne bloque pas la circulation, on ne bloque pas les gens qui passent dans la rue, on va au minimum privatiser des restaurants pour laisser vivre la ville. C’est comme ça que la ville participe autant à l’énergie du film. Et presque systématiquement, on s’installait dans les pires endroits : les endroits plus bruyants, les plus bordéliques, porte Saint-Denis, Barbès, Jaurès, là où ça circule dans tous les sens.
Souvent au cinéma, on va faire des déambulations du personnage dans des endroits comme ça, mais ensuite les scènes de jeu on va les mettre à l’écart, dans des endroits préservés. On a fait le contraire pour L'Histoire de Souleymane, en décidant de mettre les scènes de jeu au milieu du chaudron, là où ça bouillonne. C’est ce qui donne ce style très énergique et urbain.
Le casting de L'Histoire de Souleymane est à 99% composé d'acteurs non-professionnels. Pourquoi avoir fait ce choix, et quelle est avec eux votre direction ?
Boris Lojkine : J’adore travailler avec des non-professionnels. J’adore ça. Parce que c’est travailler avec des gens qui ont quelque chose de précieux. C’est un peu le contraire d’un acteur, on a souvent l’idée qu’un acteur est quelqu’un qui est une page blanche… Bon, c’est un peu faux de dire ça, c’est même très faux, je vais me faire assassiner (rires) ! L’idée du non-professionnel c’est de trouver quelqu’un proche du rôle et chez qui on a repéré quelque chose de précieux. Tout le travail est de l’amener jusqu’au tournage sans abîmer ça. Et d’avoir en résultat non pas quelque chose de l’ordre du jeu, mais de ce qu’il est vraiment.
Pour faire fructifier, pour obtenir le maximum, il faut alors que le scénario s’adapte. On a fait un long travail de répétitions avec le casting, en répétant quasiment toutes les scènes du film. C’est un moyen pour les acteurs de s’améliorer, et pour moi de savoir comment les scènes du scénario marchent avec eux. Pour ne pas leur imposer les scènes telles que je les ai écrites, mais pour qu’on comprenne comment ça va marcher avec leurs gestes, leurs mots, avec leurs manières de se comporter, et être juste vis-à-vis de ça.
Si moi j’écris dans mon coin une scène dans laquelle il y a des ivoiriens et des guinéens qui se chambrent, ça va être nul. Cette scène en particulier, je l’ai trouvée avec eux, avec tout un travail d’improvisation. Et à la fin, je reprends le scénario avec tout ce qu’on a construit ensemble. De cette manière, ils sont chez eux dans ce scénario. C’est fondamental pour travailler avec des non-professionnels.
L'Histoire de Souleymane, c'est aussi une performance hors norme d'Abou Sangare. Comment s'est passé son casting ?
Boris Lojkine : C’est quelqu’un chez qui on a décelé quelque chose de cinématographique. C’est compliqué de mettre des mots dessus. Je ne sais pas exactement quelle qualité c’est. On l’a rencontré au bout de deux mois et demi de casting. On avait vu peut-être déjà 200 personnes. Quand on l’a rencontré, ce qui m’a convaincu, c’est au moment d’une improvisation où il jouait le silence. Et c’est son silence qui m’a convaincu. Ce n’est pas quelqu’un qui parle facilement, ce n’est pas une grande gueule du tout. Souvent les non-professionnels improvisent facilement, ils ont une faconde, ils vont jouer facilement. Lui est quelqu’un de réservé, qui n’a pas un rapport facile au français et à la langue en général, qui bute parfois sur des mots. Pas vraiment le profil du bon client pour un casting sauvage...
Mais voilà, il devait jouer une situation simple, où il reçoit une réponse négative de la préfecture pour ses papiers. Il est avec un copain qui lui dit "viens on sort, tu vas te changer les idées", et lui il ne veut rien, il ne répond rien. Il y avait une puissance dans son silence. On a travaillé avant le tournage, tout n’a pas été facile mais, dès qu’on a commencé à tourner, il y a eu cette évidence qu’il était toujours bien à la caméra. Il imprime la caméra. On ne peut pas l’expliquer. C’est un charisme, une faille intérieure aussi, il y a plein de choses qui se passent sur son visage.
Pourquoi et quand avez-vous décidé de ne pas inclure de musique dans L'Histoire de Souleymane ?
Boris Lojkine : Je le savais dès le début, et je l’ai répété tout le temps, jusqu’au montage. C’est une forme d’affirmation esthétique, de radicalité et de pureté du film. C’est un film simple. Simple dans son écriture, simple dans son tournage, dans son montage et son montage son. Sans fioritures, une ligne droite. Je déteste quand la musique arrive comme une sorte de béquille pour des scènes un peu faibles, pour renforcer des moments creux. En enlevant la musique, enfin en ne mettant aucune musique extradiégétique, on va faire de la matière sonore du film sa musique. Ça ouvre la voix à un travail plus riche, puisqu’on a plus de place pour le faire !
Si on met de la musique tout le temps, ça va prendre toute la place et rendre le montage sonore inaudible. Sans musique, l’attention est focalisée sur le son et là, clairement, la matière sonore n’est pas illustrative, elle n’est pas là pour compléter un décor, mais créer des sensations et participer à l’aspect immersif du film. Ce qui est l’intention fondamentale du film. Vous croisez des livreurs mais vous ne les rencontrez jamais : passez 1h30 avec Souleymane sur son vélo.
Pour la séquence finale du film, vous confiez le rôle de l'agent de l'OFPRA à Nina Meurisse. Quelle est votre relation avec elle ?
Boris Lojkine : Nina, c’est ma complice. On se connaît très bien maintenant qu’on a fait Camille. Ce qui n’avait pas été facile tout du long, entre nous ça avait été compliqué. Mais on a traversé tout ça, et maintenant il y a un truc facile. C’était important pour moi de ramener dans cette scène quelqu’un en qui j’ai toute confiance. Je sais que je peux compter sur la générosité de Nina. Elle va venir, elle va être parfaite dans le rôle, mais je peux aussi lui demander de ne rien faire et elle ne va pas mal le prendre. Elle sera là, pas pour faire son petit tour de piste, mais avant tout pour aider Sangare à aller au bout de cette scène qui pour lui est hors norme. Extrêmement longue, extrêmement émotionnelle, c’est un challenge monstrueux. Pour ça, j’avais besoin d’un allié sur le plateau. Et donc de Nina.