Détruit par la critique et boudé par les spectateurs à sa sortie en salles en 2013, "Cartel" de Ridley Scott, avec notamment Michael Fassbender et Brad Pitt au casting, se révèle, le temps passant, un des meilleurs thrillers de la dernière décennie. [SPOILERS]
Cartel, thriller "malade" de Ridley Scott
Il est de ces films auxquels le temps rend justice. Onze ans après la sortie du thriller criminel Cartel, film de Ridley Scott décrié et jugé raté, on n'en est pas encore là, mais plus le temps passe plus sa réhabilitation prend forme. Comment ce film, alignant un casting de superstars avec Michael Fassbender, Brad Pitt, Cameron Diaz, Penélope Cruz et Javier Bardem, réalisé par Ridley Scott et écrit par le grand écrivain Cormac McCarthy, a-t-il pu recevoir des critiques si négatives ?
Noté 38% sur Rotten Tomatoes, jugé mal-aimable, ennuyeux, trop bavard, d'une noirceur extrême, froid et à l'esthétique publicitaire, sans suspense, Cartel (The Counselor en VO) rentabilise son budget de 25 millions de dollars avec 71 millions de dollars de recettes dans le monde. Mais c'est alors bien le seul point positif du film, qui est le plus mal noté de Ridley Scott, en concurrence avec Une grande année.
Un avocat du Texas, surnommé « le Conseiller » décide de passer de l'autre côté et de travailler pour un cartel de la drogue agissant à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. La drogue est transportée dans des camions et l'un d'eux se fait braquer. Or, un ancien client de l'avocat est impliqué dans ce braquage. C'est pour "le Conseiller" le début d'un enchaînement d'événements dramatiques où il va être confronté à la cruelle réalité du monde du cartel.
Un film d'écrivain...
Michael Fassbender incarne cet avocat - on ne connaîtra jamais son nom -, pris dans l'enfer du trafic de drogues. Associé à Reiner, un entrepreneur et trafiquant fantasque incarné par Javier Bardem, ainsi qu'à un intermédiaire mystérieux nommé Westray joué par Brad Pitt, il est aussi confiant que naïf. Déjà riche, séducteur, vivant une parfaite idylle avec Laura (Penélope Cruz), son monde luxueux où tout est facile va subitement devenir un enfer. Et le mot est faible...
Cruel, nihiliste et désespéré, Cartel a surpris - et déplu - par son approche extrêmement froide et anti-spectaculaire du film "de cartel". En effet, le film est constitué de longues séquences dialoguées, sans réelle transition de l'une à l'autre, et dans lesquelles les personnages échangent sur leurs fantasmes et la réalité de ce qu'ils sont en train de vivre.
Mais il y a un problème. En 2013, le podcast n'est pas encore devenu un format populaire, et probablement que si Cartel sortait aujourd'hui il serait acclamé pour la longueur et l'apparente complexité de ses dialogues. En effet, Cartel est le premier film écrit par Cormac McCarthy, qui en est par ailleurs producteur exécutif. C'est donc un film structuré par le monde et la pratique de la langue de l'écrivain, à savoir des échanges entre des personnages écrasés par un monde très sombre, violent, irrémédiablement noir et tragique.
... et un thriller philosophique
Les fans de fusillades et de thriller policier en sont donc pour leurs frais, puisque dans le monde de Cartel l'institution policière est absente et les personnages semblent repousser au plus loin d'eux la violence que, paradoxalement, ils créent. Et ce jusqu'à que celle-ci ne les rattrape très brutalement...
Si l'on écoute bien ce que se disent, dès le début du film, les personnages, on comprend vite la mécanique du film. Tous les interlocuteurs de l'avocat lui conseillent en effet de ne pas se lancer dans le trafic de drogue, parce qu'il n'est pas prêt à accepter cette réalité. Bien plus qu'un thriller criminel, Cartel est en réalité un film philosophique, qui traite dans le milieu du narco-trafic des actions et de leurs conséquences.
Et c'est précisément sur ce point que le film de Ridley Scott a un immense défi à relever : comment, au cinéma, royaume de la suspension de l'incrédulité, des actions sans conséquences et des raccourcis dramatiques, réussir à rendre le fondement même de la réalité - à l'opposé de la fiction -, à savoir que les actions ont nécessairement des conséquences ?
Deux séquences mémorables et une déchirante
Il y a tout de même du spectacle dans Cartel, que Ridley Scott met en scène dans son style qui explore notamment la mythologie et l'esthétique publicitaire. Il y a ainsi la fameuse scène du "poisson-chat", dans laquelle le personnage machiavélique et ultra-cynique de Cameron Diaz, Malkina, fait l'amour à la voiture de Reiner en se frottant contre son pare-brise. Une séquence qui est racontée par Reiner lui-même, mystifié et terrorisé par cette action.
Il y a aussi une séquence extrêmement violente et graphique d'une décapitation mécanique en pleine rue, dont on ne dira rien de plus ici pour ne pas dévoiler trop de la conclusion du film.
Enfin, il y a la séquence, magistrale, durant laquelle le chef du cartel (Rubén Blades), dans un dialogue philosophique et poétique, explique à l'avocat qu'il lui faut accepter sa nouvelle réalité et s'y résigner. Dans cette séquence, il prononce à un moment une phrase complexe mais lourde de sens : "Le monde, dans lequel vous cherchez à réparer les erreurs que vous avez faites, est différent du monde dans lequel elles ont été faites". Explication : les erreurs de l'avocat ont transformé sa vie, son monde, et dans ce nouveau monde elles ne peuvent pas être rattrapées.
Dans cette séquence, bouleversante, Michael Fassbender est en larmes dans sa voiture, quelque part au Mexique, et le chef du cartel est chez lui, dans sa luxueuse maison, en train de prendre un thé et de se préparer à une sieste. Quand l'avocat réalise qu'effectivement "la vie ne le reprendra pas", on entend alors les cordes du thème "triste" de la magnifique composition de Daniel Pemberton pour Cartel.
Cartel, grand film d'aujourd'hui
Trop violent sous sa surface presque policée, trop désespéré, trop bavard et trop exigeant... Cartel souffre sans doute de son écriture très (trop ?) littéraire, et à laquelle Ridley Scott apporte de manière conventionnelle sa mise en scène et son esthétique léchée. Alors, sans doute, l'accord de ces deux univers est imparfait. Mais pas au point d'annuler des performances intenses et très abouties de son casting principal, tout particulièrement Michael Fassbender, Cameron Diaz et Brad Pitt.
Pas au point non plus d'annuler l'ambiance terriblement sourde et poisseuse qui vient craqueler le vernis luxueux du monde de l'avocat, avant de le détruire. Il y a ainsi un pari à faire : si Cartel a pu sembler totalement hors de propos, hors tendance, et comme une "anomalie" dans le cinéma hollywoodien du début des années 2010, peut-être qu'aujourd'hui, en 2024, à l'heure où le monde est obsédé par l'ultra-richesse et soumis à l'inconséquence de ses dirigeants et de ses puissants, son esthétique et son discours n'ont jamais été aussi pertinents...