"Je me sens à l'étroit dans l'Hexagone" : comme Emilia, Jacques Audiard se fait fluide et universel

"Je me sens à l'étroit dans l'Hexagone" : comme Emilia, Jacques Audiard se fait fluide et universel

Trois ans après "Les Olympiades", Jacques Audiard offre avec "Emilia Pérez" un des plus beaux films du cinéma mondial récent. Acclamé et distingué au Festival de Cannes 2024, sa comédie musicale et récit d'une transition sexuelle est-elle la chronique d'un changement ou la poursuite d'une formidable continuité ? On l'a rencontré pour entrer avec lui dans son cinéma, parler de ce qu'il a voulu apprendre et fabriquer, de son actrice principale et de, selon lui, la meilleure scène de fusillade jamais faite au cinéma...

Roi et reines

Arrivé au Festival de Cannes 2024 avec son film Emilia Pérez, Jacques Audiard en est reparti avec le Prix du jury. Pendant que son formidable casting s'emparait, elles, d'un Prix d'interprétation féminine collectif amplement mérité (Karla Sofia Gascón, Zoe Saldaña, Selena Gomez et Adriana Paz). Une formalité pour celui qui a déjà eu les honneurs de la Croisette à plusieurs reprises (Prix du meilleur scénario en 1996 pour Un héros très discret, Grand prix du jury en 2009 pour Un prophète et Palme d'or en 2015 pour Dheepan) ? Aucunement une formalité pour ce cinéaste qui expérimente, désire toujours apprendre et tend à fuir le cadre strictement francophone dont il ressent de manière grandissante l'étroitesse.

Rita (Zoe Saldaña) - Emilia Pérez
Rita (Zoe Saldaña) - Emilia Pérez ©Pathé

Et si, de l'avis largement partagé par l'assistance du festival, Emilia Pérez était cette année un favori naturel à la récompense suprême, ce n'est pas à lui d'en juger : Jacques Audiard assure ne pas avoir le "surplomb" qui lui permettrait de mettre en perspective sa carrière, hiérarchiser ses films, planifier, calculer, revendiquer. Une coquetterie pour celui dont l'exceptionnelle filmographie - dix longs-métrages acclamés dont plusieurs pièces majeures du cinéma contemporain - le place de facto comme un des plus grands cinéastes en activité ?

Non plus. Aucune formalité, ni coquetterie ou posture pour Jacques Audiard qui, à 72 ans, aborde avec la renversante fraîcheur de la jeunesse son métier. Emilia Pérez, film musical tourné en langue espagnole avec un casting essentiellement sud-américain et qui compte notamment l'icône pop Selena Gomez, récit d'une transition sexuelle et d'histoire(s) d'amour(s), narco-thriller aussi, en est la preuve.

Film d'exploration, fusion de nombreux genres de cinéma, Emilia Pérez n'est néanmoins pas une réinvention. Il est plutôt la continuité d'une oeuvre, le continuum d'une identité. Jacques Audiard est sûr de ce continuum, mais moins de cette identité. Est-ce que ce ne serait pas, justement, le changement, la transition, l'expérimentation, qui par leurs lignes de fuite constitueraient les contours d'une identité ? Ce qui a été, ce qui est, ce qui sera... Un paradoxe vertigineux où la question de l'identité d'un genre, d'une oeuvre, d'un individu, n'a sans doute que pour réponse sa fluidité.

Jacques Audiard dit : "On est ce qu'on pense être". Voilà par exemple, en des termes qu'il cherche régulièrement, avec application, soin et hésitations, ce qui serait une clé de son film Emilia Pérez - ou simplement Emilia, comme il le nomme avec affection - bouleversante et spectaculaire comédie musicale à l'humanité joyeuse, viscérale et furieuse. Au sujet donc d'Emilia, il est attentif à nos questions, pour bien les saisir. Il s'oppose parfois à une idée, précise, revient, se détourne. Découvrir, chercher pour comprendre, s'abandonner pour apprendre... Et surtout ne regarder ni derrière ni devant soi, mais fixer un regard sur le monde tout de suite, ici, autour et au plus près de nous, le regard le plus neuf, le plus délicat et le plus sincère possible parce que procédant d'un émerveillement pur : celui qui caractérise la découverte d'un chef-d'oeuvre et la naissance d'un nouveau monde.

Si l'on peut trouver à Emilia Pérez la force de plusieurs évidences, son argument principal - la transition sexuelle chantée et dansée d'un puissant chef de cartel mexicain - n'est pas commun, et beaucoup de thèmes et d'univers qui y coexistent.

Jacques Audiard : Oui, il y avait sans doute cette idée que tout ça, tous ces thèmes, se cristallisent autour de la lecture d'un seul chapitre d'un roman de Boris Razon (Écoute, publié en 2018, ndlr). Et donc, comment y donner une forme... Il fallait trouver une histoire et une forme pour raconter ça.

En 2021, au moment de la sortie de Les Olympiades, vous prépariez ce projet. Quelle a été son évolution depuis la première idée ?

Jacques Audiard : À l'époque, je pensais tourner en décors naturels au Mexique. On y a fait beaucoup de repérages, mais je me suis senti coincé par la réalité des choses. Coincé par ces décors, par tout. J'ai donc décidé de le faire en France, en studio. Parce que seul le studio pouvait me donner la stylisation que je recherchais. Lorsque j'ai écrit le premier texte, un texte court d'une trentaine de pages, je l'ai écrit très vite et comme un livret d'opéra. En réintégrant ensuite cette écriture dans le projet de tourner en studio, j'ai pu retrouver l'ADN opératique du traitement.

Votre casting principal est exclusivement féminin. L'a-t-il toujours été, dès la phase de développement du projet ?

Jacques Audiard : Non, et c'est quand même un peu curieux. Parce qu'au début, quand j'adapte une première fois ce que j'appelle le "livret", le personnage joué par Zoe Saldaña, Rita, est un homme. Un avocat, pas une avocate. J'ai travaillé assez longtemps sur les personnages d'Emilia et de Jessie, et je me suis rendu compte que la relation femme-homme ne marchait pas bien. C'était monolithique, peu producteur de changements.

Du jour où j'ai transformé le personnage de l'avocat en avocate, tout est devenu extrêmement intéressant parce qu'il y avait plein de sentiments contradictoires et possibles entre les deux femmes. Et dans la deuxième partie du film, on peut ainsi imaginer que peut-être l'une est le grand amour de l'autre. Ce n'est pas impossible. Il y a d'abord le rapport professionnel, sororal, puis à la fin...

Emilia Pérez
Emilia Pérez ©Pathé

Aviez-vous pour Emilia Pérez un univers musical, des sonorités, une idée précise de ce que vous vouliez ?

Jacques Audiard : J'ai fait un très grand tour, d'un éclectisme quand même échevelé. J'ai contacté Tom Waits, Damon Albarn, beaucoup de gens... Et puis finalement ça se fait avec un ami producteur, et mélomane, Philippe Martin. Je lui parle de mes difficultés et je lui demande s'il ne connaîtrait pas des musiciens en France, contemporains. Il me fait une liste et dans cette liste il y avait Clément Ducol. Je le rencontre, le projet lui plaît beaucoup. Et il me dit au deuxième rendez-vous : "Ma compagne a lu le texte, et ça l'intéresserait aussi beaucoup." Je ne savais pas que sa compagne était Camille ! Donc j'avais le musicien, et la parolière.

Emilia Pérez fait le récit d'une transition sexuelle, d'un homme aux "qualifications" traditionnellement perçues comme masculines - la violence, la domination, la virilité - qui devient une femme aux "qualifications" traditionnellement perçues comme féminines - la sensualité, la sensibilité, le sentiment -. Évidemment, rien de tout ça n'est cloisonné ou fixe. Comment définiriez-vous votre portrait de la transidentité ?

Jacques Audiard : J'ai du mal à répondre cette question. Le rôle d'Emilia est d'une richesse qui me dépasse un peu. Lorsque le personnage réapparaît en Emilia, on se demande "reste-t-il une part de Manitas ?". Y a-t-il quelque chose qui permettrait de déceler la transition ? Parfois oui, quelque chose réapparaît. Mais comment faire ça sans que ce soit, je ne sais pas si le terme est le bon, intimement vécu ? D'une certaine manière, sans que ce soit Jekyll & Hyde ?

Je vais faire un détour dans ma réponse. Moi, la transidentité dans sa perspective sociétale, je n'y connais pas grand chose. C'est Karla Sofia qui a été ma prof là-dedans. Je lui posais des questions, elle me répondait, on s'échangeait des mails. Ce que je voyais moi, par rapport à ce qu'on perd, ce qu'on gagne, ce qu'on laisse derrière... Il suffisait que je l'observe. Avant Karla, il s'appelait Karl. C'était un acteur avec un certain succès. Il fait une transition et devient Karla, qui est actrice. Comment garder cette continuité ? Je trouve ça extraordinaire. Et dans cette continuité, Karla vit toujours avec sa femme, la mère de son enfant, une adorable adolescente de 15 ou 16 ans. C'est comme si c'était un continuum, et je trouve ça étonnant.

Ce qui constitue alors un paradoxe et un puissant motif dramatique  : on reste soi-même, voire on l'est "plus", en devenant quelqu'un d'autre ?

Jacques Audiard : On est ce qu'on pense être. Ou ce qu'on croit être. Ou ce qu'on veut être. Et les injonctions à être quelque chose plutôt qu'une autre sont arbitraires. Elles ne sont pas fixes.

Est-ce que cette transition d'Emilia, et ce continuum, seraient aussi...

Jacques Audiard : Attendez, je veux revenir à votre question précédente sur la transidentité. Je crois qu'en fait, étant assez ignorant sur ce sujet, j'avais en réalité envie d'apprendre quelque chose avec ce film.

Et qu'avez-vous appris ?

Jacques Audiard : Ça ! Tout ce que je viens de vous dire. Ce que c'est que la fluidité. Ce qui m'aurait semblé peut-être difficile à comprendre, voire impossible, il y a 10 ou 15 ans... Tout à coup cette chose existe devant vous, et elle existe de manière très vertueuse.

D'accord. Je disais, cette fluidité, est-ce aussi celle de ce film, qui s'inscrirait dans une continuité avec vos oeuvres précédentes, mais dans la forme inédite pour vous de la comédie musicale ? Vous l'avez effleurée avec Les Olympiades, mais...

Jacques Audiard : Je ne suis pas sûr de comprendre votre question.

Eh bien, plusieurs de vos films, notamment ceux primés à Cannes, partagent peut-être une communauté de forme plus "réaliste" ?

Jacques Audiard : Oui et non. Excusez-moi mais, sur ce point de "réalisme"... Oui et non. Je crois que je fais... C'est peut-être "pousser", et c'est peut-être là où vous voulez en venir, j'ai toujours fait, il me semble... C'est très difficile d'avoir un surplomb, comme ça. Par exemple, si je devais définir le sentiment que j'ai, je dirais que je fais du cinéma hybride. De l'hybridation de genres. Et aussi que c'est un cinéma qui ne s'en laisse pas trop conter par le réalisme et la vraisemblance, je distingue les deux. Alors peut-être qu'Emilia pousse la chose plus loin sur la transition de genres, au sens du transgenre des films.

Emilia change de sexe, le film change de genre. On passe par le film de narcos, la telenovela, le drame lyrique, que sais-je encore, au point où on ne puisse plus l'assigner. Voilà, qu'il n'y ait plus d'assignation possible. Dans la transition, il y a ce refus de l'assignation. S'il doit y en avoir une, c'est le film qui la donne.

Emilia Pérez (Karla Sofia Gascón) - Emilia Pérez
Emilia Pérez (Karla Sofia Gascón) - Emilia Pérez ©Pathé

On entend, de plus en plus, en partie ou totalement, une autre langue que le français dans vos films. Pourquoi ?

Jacques Audiard : Pour Les Frères Sisters, je voulais travailler avec des acteurs américains. J'avais surtout envie de cette expérience. Le livre me plaisait beaucoup mais, concernant le western, je ne suis pas un grand connaisseur. C'était vraiment travailler avec des américains, ou anglo-saxons. Après, plus largement, j'ai cette envie de plus en plus régulière de ne plus être dans ma langue maternelle. Et d'entretenir, ce que ce soit avec des acteurs de langue tamoul (Dheepan, ndlr), anglaise - que je ne parle pas bien du tout -, le chinois comme avec Lucie Zhang (Les Olympiades, ndlr), l'arabe (Un prophète, ndlr), l'espagnol, entretenir régulièrement un rapport strictement musical avec une langue. Que le sens articulé m'échappe, et que ce que je vais avoir c'est un jet expressif de sonorités, et donc un rapport musical au dialogue.

Depuis Dheepan, votre cinéma apparaît plus "international" et, comme pour Dheepan, il y a dans la réception d'Emilia Pérez la reconnaissance d'une matière politique. Pensez-vous que cette dimension, plus internationale, favorise l'épanouissement d'une réalité politique dans vos films ?

Jacques Audiard : J'entends deux chose dans cette question. Qu'Emilia ait une dimension politique, je le pense évidemment. Ce qui va être difficile pour le metteur en scène que je suis, c'est de trouver la stylisation de ça, trouver sa forme. Ensuite, sur ce pan de la question qui touche au rapport à l'international. Déjà, si on veut vraiment être international, on fait des films en anglais, ou en américain. Mais parfois j'ai le sentiment que, au niveau du casting, de la méthode de travail, et par les sujets des films que je vois, je me sens à l'étroit dans l'Hexagone. Et, plus largement, à l'étroit dans la francophonie. Quand je vois le casting d'Emilia... C'est large ! Et c'est très excitant.

J'ai peur, en étant trop hexagonal - mais peut-être que mon prochain projet contredira tout ce que je suis en train de dire là -, j'ai régulièrement peur d'être à l'étroit. Quand je parle du casting : pour Un prophète, le projet de ce film était de changer un casting français. C'était de faire bouger ça. Ça a changé, et aujourd'hui la question ne serait plus la même.

Malik El Djebena (Tahar Rahim) - Un prophète
Malik El Djebena (Tahar Rahim) - Un prophète ©UGC

Pour Emilia Pérez, le casting de Selena Gomez, c'est effectivement très large et "bougeant". Aviez-vous connaissance de sa popularité planétaire ?

Jacques Audiard : Non, je ne savais pas ! Enfin si, je savais un peu parce que je l'avais vue dans le film de Woody Allen, des petites choses comme ça. Mais je ne savais pas pour les dizaines de millions de followers, les trucs comme ça, je n'en savais rien du tout. Et quand je la rencontre à New York, au débotté, ce n'est pas du tout ça qu'elle me donne à voir.

Avez-vous une ou plusieurs séquences d'Emilia Pérez dont, au regard de leur complexité, vous seriez particulièrement satisfait ?

Jacques Audiard : Plusieurs, mais surtout une parce qu'elle arrivait très vite dans l'ordre du plan de travail, c'est la scène du marché, au tout début du film.

Je pense aussi à une scène qui a été dure à fabriquer... Parce que ce sont toujours des scènes dures à fabriquer, pour moi en tout cas, c'est la scène de fusillade à la fin. Je voulais qu'elle soit très stylisée, et ça a été très difficile d'arriver à ce niveau de stylisation.

Les fusillades vous sont difficiles à réaliser ?

Jacques Audiard : Oui, très difficile. Parce que d'abord je n'aime pas ça, mais j'en ai régulièrement besoin. Et pour moi c'est une façon de fixer le niveau de vraisemblance du film. Va-t-il y avoir adhésion ou non du spectateur ? Parce qu'on sait évidemment que ces séquences sont fausses. Et ce sont beaucoup de difficultés techniques. C'est toujours très dur à faire.

Est-ce qu'alors vous avez des inspirations, des modèles, des exemples de cinéastes qui seraient particulièrement compétents dans le domaine ?

Jacques Audiard : Je vais vous dire, la meilleure que j'aie vue c'est celle que j'ai faite dans Un prophète. Le mec qui se vante... (rires)

Celle de l'avenue de Wagram ?

Oui, dans la voiture. Comment faire un gunfight dans 3m² ? Sur le plan de l'économie narrative et du point de vue, cette scène est très réussie. Après je peux dire que les effets spéciaux étaient comme ci comme ça, mais créer une fusillade comme ça dans si peu d'espace et dans un plan quasiment fixe... J'ai trouvé que c'était bien vu.