Avant d'étaler toute sa classe sur des grands projets hollywoodiens, Denis Villeneuve a finement observé la psychologie humaine dans des thrillers retors. "Enemy" en fait partie, film de "doubles" qui assume son côté énigmatique et se clôture sur une mémorable et mystérieuse apparition d'araignée. Retour sur cette pas si compliquée et très jolie fin.
Aujourd'hui, après Premier Contact et Blade Runner 2049 et avant Dune, il est bon de rappeler que Denis Villeneuve vient d'un cinéma plutôt orienté thriller à échelle humaine. Il s'est même imposé comme un des cinéastes nord-américains les plus importants avec ce genre, dans trois univers différents : Prisoners, Enemy et Sicario. De ces trois films, tous très réussis et remarqués par la critique, Enemy a laissé plus d'un spectateur plongé dans la perplexité. En cause : un thriller psychologique qui s'emmène vers le fantastique, et une fin mystérieuse. En réalité, si on saisit la métaphore récurrente de l'araignée dès le début du film, comprendre la fin est tout à fait à portée.
Dans la folie d'un homme
L'histoire d'Enemy est celle d'un homme qui rencontre son sosie parfait. Adam (Jake Gyllenhaal) est professeur à l'université, et sa vie est paisible, mais surtout terne et monotone. Il rencontre Anthony, son double physique parfait donc, acteur fantasque et séducteur. Deux hommes différents, ou une projection d'Adam sur ce qu'il pourrait être et qu'il n'est pas ? La schizophrénie n'est pas le sujet du film, même si elle fournit des séquences-clés : en effet, on peut en s'attardant sur les détails comprendre qu'il ne s'agit bien que d'une seule et même personne, avec son point de vue conscient et subconscient, d'où les deux hommes/personnalités : Adam et Anthony.
Cet argument psychologique du film livre d'abord cette "rencontre", a priori et en apparence réaliste. Mais cette schizophrénie livre aussi l'élément formellement fantastique du film : les araignées. Celles-ci ont une traduction métaphorique admise : elles représentent une féminité aliénante. C'est-à-dire qu'avant d'être effrayante ou menaçante, cette image est d'abord perturbante parce qu'étrangère, mystérieuse et inédite. Elle est la représentation fantastique que l'homme, Adam/Anthony en l'occurrence, se fait de sa vie amoureuse, de sa ou de ses femmes, dans son angoisse existentielle globale.
Une araignée, symbole de l'amour et de l'engagement
Pour comprendre la fin, ce face-à-face avec une araignée géante qui a remplacé sa compagne dans l'interaction, il faut revenir au début du film, lorsqu'Adam se rend au club privé et qu'on lui présente une araignée sur un plateau. Cette araignée, c'est sa situation amoureuse au moment présent, une situation menacée par sa présence au club. L'araignée ne représente pas tant une femme précise que le lien amoureux, l'engagement et la peur qui coexistent dans ce lien. Enemy raconte ainsi l'histoire d'un homme qui ne sait pas comment appréhender la relation amoureuse et qui en est terrifié, d'où la métaphore de l'araignée, animal effrayant - et effrayé - dont les pouvoirs sont généralement fantasmés. L'araignée du club, qui manque de se faire écraser, est donc l'image que le personnage se fait de la femme en tant que partenaire, en tant que relation et destinataire angoissant - et angoissé - de son sentiment, et en tant qu'engagement.
Toutes les araignées du film ont pour but de décrire, lors de leur apparition, où en est le personnage interprété par Jake Gyllenhaal dans sa propre représentation de sa situation amoureuse, et plus largement dans son rapport à l'engagement et à la femme. C'est ainsi après la rencontre avec sa mère qu'apparaît l'araignée la plus monumentale du film, une créature immense au-dessus de la ville, très proche de la création de Louise Bourgeois, Maman (1999), une araignée haute de 10m que l'artiste a conçue comme une ode à sa mère. Le filage, le tissage, la protection, l'amour, l'intelligence et une conception positive de cette étrangeté sont ce que la plasticienne a souhaité y représenter. Dans Enemy, cette référence est évidente, démontrant que l'inconscient et le subconscient dictent autant les choix de l'auteur que ceux du personnage pour l'histoire qu'ils racontent.
La dernière araignée est donc à percevoir comme les précédentes du film, une image mentale qui dit l'évolution ultime de sa relation amoureuse avec sa compagne, une imposante araignée acculée et au maximum de son effroi parce que l'errance du héros est à son terme, et qu'il est sur le point de sortir, et donc de replonger dans son instabilité. L'araignée représente donc sa relation amoureuse au point le plus dramatique, proche de l'implosion, comme si elle sentait que la fin était proche. Lui est quasi indifférent, conscient de sa destinée où il sera toujours instable, incapable de s'engager, incapable d'apaiser sa relation et de la percevoir autrement que comme cet être étrange, fascinant, beau et repoussant, que peut être une araignée.