Génie, alcool et antisémitisme : John Galliano sous toutes ses coutures dans un grand film

Génie, alcool et antisémitisme : John Galliano sous toutes ses coutures dans un grand film

Pour sa première française au 35e Festival du film britannique et irlandais de Dinard, "High and Low - John Galliano" de Kevin Macdonald a fait sensation. Le documentariste et cinéaste écossais, formidable de perspicacité, fait le récit de l'ascension et de la chute du célèbre designer anglais, mis au ban de l'industrie de la haute couture et de la société suite à des propos antisémites. Un documentaire passionnant, portrait d'un homme et d'un monde à l'ambiguïté vertigineuse.

Ascension et chute d'un génie de la mode

On reconnaît la qualité d'un documentaire à sa capacité à dire quelque chose, partout, tout le temps et à tout le monde. C'est ce qu'a réussi Kevin Macdonald, cinéaste britannique qui depuis 1995 alterne entre longs-métrages documentaires et de fiction. On lui doit notamment côté fiction les très remarqués Le Dernier roi d'Écosse en 2006, L'Aigle de la neuvième légion en 2011 et Désigné coupable en 2021. Côté documentaire, il s'est spécialisé dans le registre biographique, établissant des portraits de personnalités comme par exemple Klaus Barbie en 2006  (Mon meilleur ennemi), Bob Marley et Whitney Houston (Marley en 2012 et Whitney en 2018). Cette année, il est de retour avec High and Low - John Galliano, produit en 2023.

Dans ce documentaire expert, passionnant de bout en bout, le point de départ est le point de chute de John Galliano. En février 2011, une vidéo apparaît en ligne, dans laquelle on voit le célèbre designer et alors directeur artistique de Dior se lancer dans une horrible diatribe antisémite et raciste, à la terrasse d'un bar parisien. En quelques jours, celui qui était considéré comme le plus grand créateur de mode de son temps est banni, le show business et le monde de la haute couture l'excommuniant sans hésiter.

De la grandeur à la bassesse

Comment en est-il arrivé là ? Si l'industrie se désolidarise immédiatement de lui, John Galliano reçoit néanmoins quelques soutiens de ses proches, collaborateurs et collaboratrices fidèles, notamment Kate Moss ou encore Naomi Campbell. Antisémite ? Peut-être, apparemment, mais tous s'en étonnent. Alcoolique au dernier degré ? Très certainement, sans hésiter. Mais n'y a-t-il pas dans chaque "dérapage", conduit sous le coup de l'alcool, un fond de réalité ? Une formule revient au cours de High and Low : in vino veritas. Néanmoins, comme l'indique un psychanalyste interrogé par Kevin Macdonald, si le "vin" peut révéler la "vérité", il fait aussi dire n'importe quoi...

Kevin Macdonald s'est donc penché sur la trajectoire de John Galliano, de ses débuts spectaculaires à l'université Central Saint Martins à Londres jusqu'à cette chute spectaculaire, chute d'un trône qu'il avait atteint à force d'inventivité, de génie créatif et d'un acharnement unique à sa tâche. Dans un parallèle perspicace, Kevin Macdonald insère régulièrement des images du film Les Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger, film dans lequel il est question de danser et créer jusqu'à la mort. Dans un parallèle plus clair, il intègre aussi des images du Napoléon d'Abel Gance, établissant une comparaison esthétique et morale que le créateur dit ne pas reconnaître.

Pourtant, celui-ci avait fait fureur avec sa collection de fin d'études en 1984 inspirée de la Révolution française, et il défilera plus tard lui-même coiffé d'un bicorne. Un univers et une folie, un esprit de conquête qui le rapproche évidemment de la mégalomanie, de la grandeur et de la petitesse de l'empereur français.

Un mystère insolvable

C'est bien là le point critique de High and Low - John Galliano John Galliano ne se souvient pas. Il confond les dates, parle d'un seul "incident" au bar de la Perle dans le Marais parisien, alors qu'il y en a eu trois. Il se souvient de ses défilés, mais c'est trouble : à chaque fin de défilé, il s'enferme pendant plusieurs jours et s'enivre jusqu'à en perdre connaissance.

Des périodes dépressives répétées qu'il interrompt pour se remettre de manière obsessionnelle au sport et préparer les prochaines collections. Plus grand designer de son temps, John Galliano ne refuse rien de ce que lui demande Dior. Ce n'est pas deux collections par an, mais trente-deux qu'il crée, entre les collections haute couture et prêt-à-porter, les collections enfant, la maroquinerie, les chaussures, etc.

High and Low - John Galliano
High and Low - John Galliano ©MUBI

Si le documentaire, avec sa musique et ses références à Napoléon, prend quelques codes de la fiction dans son spectacle, Kevin Macdonald veut se faire objectif. On voit donc une partie des coulisses du monde dévorant de la haute couture, sa terrible exigence artistique comme commerciale. Beaucoup d'anciens collaborateurs de John Galliano témoignent et apportent des éclairages différents, ouvrent différentes pistes pour tenter de comprendre comment de l'extraordinaire d'un esprit créatif on en arrive au mal ordinaire d'un esprit banalement malade.

John Galliano peut-il travailler de nouveau, bien que ses excuses n'aient jamais semblé sincères ? Mais pouvaient-elles l'être, dans la mesure où ses insoutenables insultes elles-mêmes ne le semblaient pas non plus ? Ce mystère ne sera jamais élucidé, puisque John Galliano lui-même, qui veut se montrer authentique face à la caméra, ne saura jamais expliquer ses paroles.

High and Low, traité sur l'ambiguïté

Que ce soit dans ses oeuvres documentaires ou de fiction, Kevin Macdonald fait état d'une fascination pour des personnalités prises dans des contradictions aux conséquences gravissimes. Du dictateur africain dans Le Dernier roi d'Écosse au prisonnier de Guantanamo détenu à tort dans Désigné coupable, le cinéaste interroge la vérité d'une existence. Un horizon inaccessible, mais qu'il s'efforce de dessiner. Peut-on être à la fois victime et coupable ? Un criminel de masse et un libérateur ? Peut-on, à l'image de John Galliano, être un des plus grands artistes du 20e siècle, et tout simplement un con qui a cédé à l'antisémitisme et au racisme ordinaire ? La réponse est oui.

Comme Kevin Macdonald l'a indiqué lors d'une brève session de questions-réponses qui a suivi la présentation de High and Low - John Galliano, sa première idée était d'explorer la notion de "cancel culture". Mais, rapidement, son documentaire est devenu autre chose. Ainsi, au lieu de s'attarder sur les mécanismes d'une "annulation", High and Low - John Galliano s'intéresse plutôt à la "question", ou plutôt au concept opposé à la "cancel culture" : la séparation de l'homme et de l'artiste.

Un film pour éliminer le piège de la "séparation"

High and Low - John Galliano répond à la question - hypocrite - de la séparation de l'homme et de l'artiste. Non, cette séparation n'existe pas et n'a strictement aucun fondement. John Galliano, génie du Beau, artiste et employé de Dior qui a, presque à lui seul, sorti la haute couture de sa niche, fait naître une nouvelle génération de designers et fait rêver des millions de personnes comme fait gagner des milliards à cette industrie, est aussi un homme souffrant d'alcoolisme et de solitude, dont l'intelligence est limitée à son art, un individu stupide et insupportable à bien des égards. Il est tout ça à la fois, et il l'est de manière parfaitement égale.

High and Low - John Galliano
High and Low - John Galliano ©MUBI

Comme le montre ce documentaire magistral, certains lui ont pardonné, d'autres non. John Galliano s'est excusé auprès de quelques-uns et ne l'a pas fait auprès d'autres. Aujourd'hui, il ne sait toujours pas expliquer ses mots qui l'ont perdu, autrement que par l'alcool et les pilules dont il s'abreuvait. Onze ans après son éviction de Dior, en 2022, il est autorisé à se rendre aux archives de la prestigieuse maison de haute couture et revoit ses créations. Son visage déformé par des années d'excès et de chirurgie esthétique se tord alors, et les larmes embuent son regard effrayé. Comme un enfant, il enlace Fatima, sa gouvernante parisienne lorsqu'il était au sommet. Il a la gorge nouée, la voix chevrotante et les mains tremblantes, les mots ont du mal à sortir.

John Galliano apparaît finalement aussi détestable qu'admirable, impardonnable et touchant, génial et imbécile, humain et non-humain. On pensera et on jugera ce qu'on veut de l'homme et du portrait remarquable qu'en dresse Kevin Macdonald, mais une chose est bien certaine : voici toute la complexité de la condition humaine, racontée dans un film important.