Pour la sortie du film "Les Algues vertes", nous avons rencontré Pierre Jolivet, cinéaste engagé auquel on doit notamment "Ma petite entreprise" et "Les Hommes du feu". Le réalisateur nous a parlé de sa collaboration avec la journaliste Inès Léraud, qui s'est penchée sur ce scandale agricole breton, et nous a raconté son tournage "sportif".
Les Algues vertes : une enquête haletante
Avant de signer la bande dessinée Algues vertes, l'histoire interdite avec Pierre Van Hove, Inès Léraud a longuement enquêté sur ce scandale agricole, auquel elle a consacré plusieurs épisodes de son Journal breton, podcast diffusé sur France Culture. Dégageant du sulfure d'hydrogène, un gaz extrêmement toxique, les algues vertes sont responsables de la mort de plusieurs personnes et de nombreux animaux dans la région depuis le fin des années 1980.
Inès Léraud s'est installée en Bretagne avec sa compagne Judith pour enquêter sur les causes de la prolifération de ces algues vertes. Pierre Jolivet (Fred, Mains armées) dévoile son long travail d'investigation dans un film haletant, qui retranscrit aussi bien son acharnement que ses doutes et les pressions qu'elle a subies. Un thriller porté par les excellentes Céline Sallette et Nina Meurisse, qui prêtent respectivement leurs traits à la journaliste et sa petite amie.
Pour la sortie du long-métrage Les Algues vertes, nous avons échangé avec Pierre Jolivet. Le réalisateur nous a parlé de sa collaboration avec Inès Léraud, du défi d'adapter son histoire et des interdictions de tourner à certains endroits.
Rencontre avec Pierre Jolivet
Comment avez-vous découvert le travail d'Inès Léraud ?
Pierre Jolivet : J'avais entendu fortuitement des extraits du Journal breton sur France Culture mais c'est vraiment en lisant la bande dessinée (Algues vertes, l'histoire interdite, ndlr) - que mes producteurs m'ont proposé de lire en me disant que ça pourrait être un film qui pourrait m'intéresser - que j'ai vraiment découvert le problème des algues vertes un peu plus profondément.
Je ne savais pas trop quel film faire avec la bande dessinée mais il m'est apparu très vite que ce qui m'intéressait, c'était la personne qui l'avait écrite. Je pense que là, il y avait de quoi faire un film de cinéma, parce que c'est une enquête captivante, sur plusieurs années. Tout à coup, ça a excité ma curiosité et mon envie.
C'est donc en rencontrant Inès que vous en êtes venu à construire une sorte de thriller ?
Pierre Jolivet : C'est le mélange de toutes les informations qu'avait la bande dessinée et de tout ce qu'Inès m'a raconté, des trois ans d'enquête qu'elle a passés. Et donc j'ai extrait de la bande dessinée ce que je pensais être les quinze situations les plus intéressantes et de la vie d'Inès, les quinze ou trente situations qui me paraissaient aussi les plus significatives et qui racontaient le mieux son enquête, ses difficultés, ses angoisses, ses victoires.
Avec Les Algues vertes, vous vous intéressez une nouvelle fois à des laissés-pour-compte et à des gens qui galèrent, comme dans beaucoup de vos précédents films. Et encore une fois, vous ne faites aucune distinction entre cinéma social et cinéma populaire.
Pierre Jolivet : Ça me fait plaisir que vous disiez ça parce que, pour moi, le cinéma est un art populaire. Donc je suis à cette frontière. J'ai grandi en banlieue, je ne peux pas imaginer faire des films que mes potes ne comprendraient pas, par exemple. Quitte à prendre un sujet, quel qu'il soit, je rêve qu'il soit compris par le plus grand nombre. Je ne fais pas des films pour les centres-villes. Je fais des films pour tout le monde, si j'y arrive évidemment.
Là, il y avait dans ce sujet, avec la personnalité d'Inès Léraud, quelque chose qui me paraissait très populaire aussi parce que très vite, et comme dans tous mes films, on sait combien elle gagne. On voit bien que ce n'est pas beaucoup d'argent, qu'elle a une vieille bagnole pourrie, que sa copine va devoir lui filer des coups de main. Et évidemment, on ne voit pas la vie de la même façon quand on gagne 1300 euros par mois que quand on en gagne 12 000 ou quand on en gagne 30 000. On ne vit pas ses histoires d'amour de la même manière, on ne vit pas les déménagements de la même manière et ça c'est une réalité sociale à laquelle je tiens dans mes films.
En plus des portraits de personnages que fait le film, il explique aussi de manière très claire un problème lié à l'agriculture intensive.
Pierre Jolivet : Oui, les algues vertes sont liées aux déjections des grandes fermes animalières, qui créent énormément de lisier. Et donc on épand ce lisier, parce que c'est un excellent engrais, sur les champs. Et ce lisier, en passant dans les nappes phréatiques ou les cours d'eau, crée des nitrates. Ces nitrates, c'est ce dont les algues vertes raffolent. Ce qui fait qu'il y a des quantités incroyables d'algues vertes parce qu'il y a des quantités incroyables de lisier.
Réussir à se pencher sur ce problème tout en développant le parcours d'Inès, c'est un vrai défi d'écriture ?
Pierre Jolivet : Oui, mais c'est le défi excitant en face de ce genre de sujets. Dans Dark Waters, qui est un film formidable pour moi, on ne comprend pas forcément toutes les explications techniques. Mais on comprend le sujet. Dans Erin Brockovich aussi. On comprend qu'il y a des pollutions, qu'il y a des enfants malades. C'est ce que je trouve passionnant dans ce genre de sujets, de ne pas perdre de vue l'humain, l'aventure humaine que c'est, le polar que c'est, et en même temps que le spectateur comprenne de quoi on parle. C'est très sportif comme exercice !
L'écriture de ce film, c'est un travail de collaboration avec Inès. Elle est brillante, donc elle comprenait quand je prenais des raccourcis. Et puis c'est très courageux de sa part parce qu'elle ne voulait pas être l'héroïne. Il ne faut pas croire qu'elle a écrit ce film avec moi à sa gloire. Bien au contraire ! Mais elle s'est dit que la narration que je lui proposais était peut-être le meilleur moyen de faire le film et d'avoir le plus de spectateurs possible pour que le problème soit définitivement posé sur la table.
Je n'avais pas non plus envie de faire un film manichéen et je pense que c'est ce qui a plu à Inès. Un film manichéen où il n'y aurait eu que des gentils écolos d'un côté et que des méchants agriculteurs de l'autre n'aurait convaincu personne. Ce qui m'intéresse, c'est aussi de montrer les adversaires d'Inès sous un jour le plus vrai possible.
Le système n'est pas si simple parce que c'est évidemment l'agro-industrie qui produit beaucoup plus et abîme la terre, mais en même temps la France est en concurrence avec des pays comme la Chine ou la Russie qui eux n'en ont rien à foutre, ni de la vie des gens, ni de la pollution. Et pourtant, nous sommes dans une compétition internationale avec eux sur nos produits agricoles. Donc c'est compliqué de trouver une solution. C'est pour ça que ça m'intéressait de montrer la faiblesse ou les doutes de ces gens-là.
Le film est aussi un vrai suspense, comme Dark Waters.
Pierre Jolivet : J'adore les thrillers et les polars. Même mes films les plus sociaux sont quand même des polars parce que je trouve que c'est une forme de narration extrêmement efficace. Même en tant que spectateur, j'adore ça. Le polar intelligent réussit à la fois à me distraire, à créer des émotions et à m'apprendre quelque chose. Sur Les Algues vertes, ce qui est un peu particulier par rapport à Dark Waters, c'est qu'en dehors du fait que le film a été fait pour 60 millions de dollars et le mien pour 4 millions d'euros (rires), on l'a fait avec une unité de temps et de lieu de ce qui est vraiment en train de se passer.
C'est-à-dire que Dark Waters raconte une enquête qui a eu lieu il y a 15 ans. Là, pendant qu'on tournait, des procès ont eu lieu. On est au coeur du chaudron, l'histoire n'est pas terminée. C'était très excitant mais c'est aussi ce qui nous a posé problème. Du fait qu'on était dans le vif, il y a plein de moments où nous n'avons pas eu le droit de tourner. C'était très sportif le tournage, parce qu'on était dedans ! Il fallait faire aussi attention dans ce qu'on disait à ne pas abîmer les procès en cours, à ne pas avoir de procès en diffamation, etc. On a été forcé de faire attention à énormément de paramètres.
J'ai filmé caméra à l'épaule partout où l'on n'avait pas le droit de poser un pied de caméra, pas le droit de travelling... Du coup, ça donne un style au film, j'espère, le fait de filmer cette Bretagne à hauteur d'homme. C'est une région fantastique que je connais depuis l'enfance et même sur les plans larges, j'ai essayé d'attraper la Bretagne de cette manière, c'est-à-dire qu'on monte en haut d'une colline ou d'un rocher et on voit à quel point c'est beau. Je n'ai pas utilisé de drone par exemple. Cette humanité, j'ai essayé de la garder tout en restant dans un film de fiction.
Avez-vous justement ajouté des situations fictives ?
Pierre Jolivet : Non, je n'ai pas créé de fausse situation. J'ai voulu essayer d'utiliser tout ce qu'Inès m'a raconté et je trouvais qu'il y avait largement de quoi faire du bon cinéma sans rajouter une fausse poursuite en voiture ou des choses plus "cinématographiques".
Plusieurs adaptations en documentaire ont été proposées à Inès. Pour vous, la fiction peut être plus forte que le documentaire pour une histoire comme la sienne ?
Pierre Jolivet : Je crois en tout cas qu'il n'y a pas beaucoup de documentaires qui font autant d'entrées que des films. Donc ça veut dire que la narration de fiction, quand elle est réussie et quand elle fait jouer des sentiments humains, elle est un accélérateur de particules. Il y a des scènes que je n'aurais jamais eues dans un documentaire. Quand Inès m'a raconté que sa mère l'avait appelée en lui disant que sa page Wikipédia annonçait qu'elle était morte, c'est un moment que je n'aurais par exemple pas vu.
Comment ont réagi les premiers spectateurs à qui vous avez montré le film ?
Pierre Jolivet : On a fait une tournée bretonne, je n'ai jamais vécu ça. J'ai fait quelques films qui ont marché mais là, toutes les salles sont pleines. Les gens restent jusqu'à la fin du débat. L'émotion à la fin du film est palpable et on parle beaucoup, les gens sont très contents de parler de ça. C'est une vraie ligne de fracture les algues vertes en Bretagne. Il y a ceux qui en souffrent, il y a ceux qui en vivent, et ils sont vraiment souvent opposés. Il y a beaucoup de violence sous-jacente. Donc dans les débats, ils sont contents de se parler, puisque chacun rend compte de son expérience. Ce sont des moments très forts.
Je suis aussi allé en Corse par exemple. Ils sont restés jusqu'à la fin du débat parce qu'ils voulaient comprendre ce qu'il se passait en Bretagne. Et puis ils me parlent des déchets en Corse et chaque région a finalement son problème. Il faut se rendre compte qu'on tire sur la gueule de notre terre. Les terres, les eaux, les rivières, les mers nous disent stop. On n'en peut plus ! Trop c'est trop ! Et pourtant on continue à produire, produire, produire.
Quel regard portez-vous sur l'avenir après avoir fait un film comme Les Algues vertes ?
Pierre Jolivet : Je ne sais pas de quoi demain sera fait et on peut peut-être avoir de meilleures surprises que ce qu'on croit, mais on aura des meilleures surprises que si l'on se bat. Agir, c'est tellement plus exaltant que subir. Si nous agissons tous, peut-être qu'on va pouvoir réussir à limiter les dégâts et qu'à terme, on va trouver des solutions.
Les Algues vertes est à découvrir au cinéma dès le 12 juillet 2023.