Après "Pupille", Jeanne Herry dévoile un nouveau grand film avec "Je verrai toujours vos visages". À l'occasion de la sortie, la réalisatrice nous a raconté la genèse et le tournage de ce drame poignant sur la justice restaurative.
Je verrai toujours vos visages : un nouveau grand film après Pupille
Cinq ans après Pupille, Jeanne Herry (Elle l'adore) signe son troisième long-métrage avec Je verrai toujours vos visages. Un film centré sur la justice restaurative, dispositif permettant à des victimes et auteurs d'infraction d'échanger et de possiblement se réparer ensemble. Réunissant un casting prestigieux composé notamment de Dali Benssalah (que nous avons également rencontré), Adèle Exarchopoulos, Leïla Bekhti, Gilles Lellouche, Élodie Bouchez ou encore Miou-Miou, ce drame est un récit choral bouleversant, dont la mise en scène est toujours au service des personnages et de leurs interprètes.
Pour la sortie de Je verrai toujours vos visages, nous avons rencontré Jeanne Herry. La réalisatrice nous a raconté la genèse de ce projet, le processus de casting, sa manière de travailler avec ses comédiens ainsi que la scène la plus compliquée à tourner.
Rencontre avec Jeanne Herry
Qu'est-ce qui vous a attirée vers la justice restaurative ?
Jeanne Herry : En faisant des recherches globales sur le monde judiciaire, j'ai trouvé que c'était hyper intéressant. Ça m'a passionnée. Je suis allée me documenter, j'ai rencontré des gens, plein de gens, j'ai mené plein d'entretiens. J'ai passé 3/4 mois à explorer ce qui m'est tout de suite apparu comme un terrain de jeu génial. Pour une scénariste, pour une réalisatrice. Je trouvais qu'il y avait du cinéma partout, des beaux personnages partout, des situations hyper intenses, intéressantes, complexes.
Dès l'écriture, vous avez eu envie de vous consacrer aux encadrants, aux détenus et aux victimes ?
Jeanne Herry : Oui. C'est vrai que ma porte d'entrée, ça a plutôt été les encadrants, qui sont un mélange de salariés et de bénévoles, c'est mélangé. J'avais d'abord besoin de les comprendre eux, parce qu'ils m'expliquent les protocoles, comment c'est pensé, les petites lignes, les grandes lignes, la philosophie générale et les moindres détails de ce qui est mis en place.
Et après, c'est vrai que j'avais envie d'être multipartiale, quelque part, d'avoir le point de vue d'un peu tout le monde. D'essayer de comprendre la logique de tout le monde, la subjectivité de tout le monde. C'était un exercice d'auteure hyper intéressant.
Les personnages sont nés des différents témoignages que vous avez recueillis ou vous avez voulu vous en éloigner ?
Jeanne Herry : C'est un mélange de tout. Écrire, construire des personnages, leur donner une forme, des détails, des qualifications, des tempéraments, tout ça, ça se fait à travers un mélange de gens qu'on a croisés, un mélange de nous-même. C'est une fusion entre plusieurs personnes. Il y a évidemment une large influence des témoignages que j'ai reçus, forcément, sur les témoignages des victimes, sur les différents types d'agressions, sur les répercussions différentes que ça a sur la vie des gens. C'est vrai que rencontrer un homejacker, qui m'explique lui comment il fait, ce qu'il ressent, sa subjectivité... Tout ça, c'est hyper riche.
Il y a vraiment un personnage qui est inspiré très fidèlement d'une personne que j'ai rencontrée dans le cadre de mes recherches, c'est celui qui est incarné par Leïla Bekhti, le personnage de Nawelle. J'ai vraiment repris son agression, les circonstances de son agression, les très lourdes répercussions sur sa vie, et puis comment cette participation à un dispositif de justice restaurative l'a débloquée, et pourquoi. Ça, je l'ai vraiment repris et mis dans le film, après j'ai rajouté de moi, et puis surtout je l'ai développé parce que je ne savais pas ce qu'il s'était passé pour elle après.
À l'inverse, le personnage de Chloé (joué par Adèle Exarchopoulos, ndlr), je l'ai vraiment inventé de bout en bout. Le parcours de cette femme, pourquoi, qui est ce frère, pourquoi il revient, ce qu'elle veut, ses attentes... Ça, je l'ai vraiment inventé mais pareil, en me documentant sur les mécanismes des drames intrafamiliaux.
Le personnage de Chloé, qui est un récit parallèle à celui qui se déroule dans la prison, c'était pour montrer une autre facette de la justice restaurative ?
Jeanne Herry : Oui, disons qu'il y a deux types de dispositifs qui sont mis en place, deux types de mesures. Il y a les cercles de rencontres des victimes et des auteurs d'infraction, autour des typologies de crimes, et il y a la médiation pour une victime qui veut revoir son auteur d'infraction. J'avais envie de raconter les deux parce que je trouvais que ça permettait d'explorer des situations très différentes, et pourtant il y a un écho.
Les victimes sont traversées par les mêmes courants, que l'on se soit fait voler son sac de la rue ou que l'on ait été violée par son frère pendant des années. La colère, la culpabilité, le chagrin... Tout ça, ce sont des choses qui traversent les victimes de toute façon. La perte de confiance en soi et dans les autres, etc. Je trouvais ça intéressant que tout fasse écho et c'est vrai que je n'avais pas envie de me priver de situations différentes.
Pour les acteurs, vous aviez des visages en tête dès l'écriture ou c'est venu plus tard ?
Jeanne Herry : Ça dépend des gens. C'est vrai que je suis assez fidèle avec les acteurs. D'abord, j'ai une passion pour les acteurs, c'est vraiment la pierre angulaire, ma motivation première en écriture. J'avais envie de retravailler avec des personnes. J'ai écrit des rôles sciemment. Pour Gilles (Lellouche), je savais d'emblée que j'allais écrire un personnage de victime. Je savais que je mettrais Élodie dans un personnage de médiatrice. Miou-Miou, Birane Ba, j'avais travaillé avec lui à la Comédie-Française, j'avais aussi travaillé avec Suliane Brahim dans une série... Tout ça fait que j'avais envie de retravailler avec eux.
Il y a des acteurs que je ne connaissais pas mais j'avais envie d'écrire pour eux, comme Leïla Bekhti par exemple. Et puis après, il y a ceux qui arrivent au fur et à mesure de l'écriture. Ce sont des visages qui passent et puis il y en a qui finissent par s'installer. En fait on ne voit plus que lui. C'est le cas d'Adèle (Exarchopoulos) par exemple. Je ne savais pas qui allait jouer Chloé. Voilà, c'est un long processus. Le dernier qui est arrivé, c'est Fred Testot, à la toute fin du casting, et ça m'a pris du temps avant d'arriver à l'acteur idéal.
Comment s'est passé le travail avec les acteurs et le tournage ?
Jeanne Herry : Je n'ai pas fait de répétitions en commun. J'ai fait des lectures avec chacun d'eux pour lire toutes leurs scènes, mais ce sont vraiment des lectures. En fait, je me rends compte que je ne travaille pas en répétition. Ça ne me semblait pas être l'intérêt du film, quelque part. J'aurais écrit un film sur une bande de potes qui se connaissent par coeur, là je leur aurais peut-être proposé d'aller passer cinq jours ensemble dans une maison pour créer des réflexes, de la complicité, de la familiarité entre les gens. Là, il se trouve que ce qu'il se passe pour les acteurs, c'est ce qu'il se passe pour les personnages.
Dans la vie, ils se connaissent un peu mais pas tant que ça. Évidemment, Gilles avait déjà travaillé avec Leïla. Et puis évidemment, Adèle et Leïla se connaissent très bien, sauf qu'elles ne tournent pas ensemble ici. Élodie ne connaissait pas Adèle, Miou ne connaissait pas tout un tas de gens. Donc les liens n'étaient pas du tout tissés entre eux avant. C'est comme pour les personnages en fait, les liens se sont tissés au fil du tournage, petit à petit, y compris entre Élodie et Adèle, qui ont passé cinq jours à tourner tous leurs entretiens. Ça me semblait bénéfique pour le film de ne pas trop les faire se rencontrer avant.
Vous leur laissez de la spontanéité pendant le tournage ?
Jeanne Herry : Au niveau du jeu, oui, mais pas au niveau des mots. J'écris des dialogues, j'y passe beaucoup de temps et ça ne m'intéresse pas beaucoup de voir les acteurs improviser. Ce n'est pas quelque chose qui me plaît, je ne sais pas travailler comme ça. Ça m'intéresse moins que de leur donner un texte précis et de leur demander un travail purement d'acteur, qui est de s'abandonner dans un cadre un peu rigide, un peu serré, où ils doivent donner vie à des mots qui ne sont pas les leurs, des situations où ils n'auraient peut-être pas réagi comme ça. Les voir incarner, c'est là où ils deviennent coauteurs avec moi.
Votre mise en scène est vraiment au service des personnages. Vous pensez votre découpage en fonction des dialogues ?
Jeanne Herry : Oui. Il est très pensé en amont. Il est très simple, parce qu'en fait, il y a une phrase de Kubrick que j'adore. On lui demande où est-ce qu'on place une caméra, et il dit : "Là où on voit le mieux". C'est exactement ça. Donc la question qu'on doit se poser, c'est : "Qu'est-ce que je veux voir ?" Et à partir de là, je vais placer ma caméra. Des fois, on a envie de voir le corps en entier. Parfois, on a envie de voir le personnage dans un décor où il est un peu perdu, parfois on a envie de voir ses yeux, sa nuque... C'est toujours ce que je veux voir qui va m'indiquer où je veux placer la caméra.
Est-ce que je fais un petit travelling avant pour dynamiser ce moment-là et que ce moment-là ? Généralement, je les décide toujours en amont les travellings, où est-ce que je les fais, sur quel personnage... J'essaie de ménager mes effets, je n'en mets pas beaucoup des effets donc quand j'en mets, je vais essayer de les penser pour qu'ils soient impactants. Après c'est : caméra à l'épaule ou pas ? Donc oui, caméra à l'épaule toujours pour Chloé. C'est pas très spectaculaire, c'est de l'ordre de la sensation, ça rajoute un peu de fébrilité, c'est un peu plus vivant comme cadre, un peu plus fragile. Caméra fixe toujours pour Nassim (joué par Dali Benssalah, ndlr), donc pour le cercle, il n'y a aucune caméra à l'épaule pour le cercle. Ce sont des petits détails, c'est une grammaire de mise en scène discrète mais qui est vraiment au service du jeu, des acteurs et de la dramaturgie.
Quelle intensité dans les émotions cherchez-vous ? Où placez-vous le curseur ?
Jeanne Herry : En fait, les émotions, je ne sais pas trop ce que ça va produire sur les gens. Moi généralement, je ne suis pas très émue pendant les tournages. Je suis plus émue à l'écriture du scénario. Souvent, je suis très émotive, je pleure, je tremble, je suis un peu à l'intérieur de mes personnages. Après pendant les tournages, je suis très vigilante, je suis assez peu émue. Ça peut m'arriver hein, d'être chopée par un moment ou par une incarnation, mais j'ai un peu un coeur de pierre quoi. Et puis après ça revient, mais plus tard.
Ce que je sais, c'est ce qui ne me touche pas. Donc ça m'arrive de retenir les larmes des acteurs par exemple, parce que je considère que ce n'est pas intéressant, que ce n'est pas juste. J'ai beaucoup beaucoup regardé des gens témoigner, se raconter, raconter... Que ce soit des gens qui racontent les camps de concentration, ou des gens qui racontent les violences conjugales, ou des gens qui racontent la guerre, ils ne pleurent pas beaucoup. De temps en temps, le fait de dire déclenche aussi les larmes. Mais généralement ils s'efforcent de les retenir, déjà, ce qui est très très émouvant je trouve.
Donc en fait je ne suis pas pour tirer les larmes des acteurs à tout prix parce que je ne trouve pas ça émouvant. Par contre, quand elles sortent au bon moment, alors ça, ça ravage. On a essayé collectivement de faire en sorte qu'elles ne sortent que quand c'est impossible pour le personnage de les retenir, quelque part.
Le film est rempli de scènes très intenses. Est-ce que certaines ont été plus difficiles à tourner que d'autres ?
Jeanne Herry : En règle générale c'est vrai, vous avez raison, il y a une intensité dans le film qui était là pendant le scénario, qui était là pendant la documentation, qui est là depuis Pupille en fait dans ma vie professionnelle et dans les récits que j'ai envie de raconter, des gens dont j'ai envie de parler, les enjeux... Il y a une intensité. Je suis un peu shootée en fait, j'ai l'impression que si je fais des choses moins intenses, je vais m'ennuyer plus. Donc c'est vrai que je vais chercher des trucs super intenses.
En cela, le tournage était relevé tout le temps, c'était intense. Mais c'est très joyeux quand même, on a beaucoup ri. C'est vrai que la scène, dont on ne peut pas trop parler parce qu'on ne va pas spoiler, mais la scène de fin a été la plus intense, la plus difficile, pas douloureuse mais difficile. Pour le coup, j'avais une tension, une pression à me dire : "Si je rate cette séquence, si elle n'est pas aussi forte que ce que je pense, le film va être un peu boiteux quand même".
Je verrai toujours vos visages est à découvrir au cinéma dès le 29 mars 2023.