"Il y a un féminicide tous les jours": Daniel Auteuil nous ouvre les coulisses de son thriller "Le Fil"

"Il y a un féminicide tous les jours": Daniel Auteuil nous ouvre les coulisses de son thriller "Le Fil"

À l'occasion de la sortie du très réussi thriller judiciaire "Le Fil", nouvelle réalisation de Daniel Auteuil, nous avons rencontré l'acteur et réalisateur. La genèse du projet, ses inspirations, ses filles présentes devant et derrière la caméra, Grégory Gadebois... Il nous emmène dans les coulisses de son film.

Rencontre avec Daniel Auteuil

Avec Le Fil, Daniel Auteuil revient à son activité de réalisateur, après s'en être éloigné suite à la déception de la mauvaise réception d'Amoureux de ma femme, sorti en 2018. Son cinquième film en tant que réalisateur, après donc l'adaptation de la pièce de théâtre de Florian Zeller et trois films adaptés de Marcel Pagnol (La Fille du puisatier, Marius et Fanny), a une particularité : c'est une thriller judiciaire d'une profonde noirceur, réalisé depuis un scénario original qu'il a co-écrit. Enfin, presque totalement original, puisque le procès qu'il met en scène est inspiré d'un récit de l'avocat Jean-Yves Moyart, connu en ligne sous le pseudo Maître Mô et dont le blog nourri de récits et de chroniques judiciaires passionnait les internautes.

Depuis qu’il a fait innocenter un meurtrier récidiviste, Maître Jean Monier ne prend plus de dossiers criminels. La rencontre avec Nicolas Milik, père de famille accusé du meurtre de sa femme, le touche et fait vaciller ses certitudes. Convaincu de l’innocence de son client, il est prêt à tout pour lui faire gagner son procès aux assises, retrouvant ainsi le sens de sa vocation

Acteur de cinéma et comédien de théâtre depuis le début des années 70, Daniel Auteuil semble avoir eu il y a quelques années comme la sensation d'avoir fait le tour de son sujet. Deux fois césarisé, primé au Festival de Cannes en 1996, ayant tourné avec plusieurs grands cinéastes français, Le Fil est donc comme une renaissance pour l'acteur et réalisateur. À 74 ans, il sait ce qu'il fait et comment il l'a fait, jusqu'à la monotonie peut-être, et avec ce film il dit avoir retrouvé du désir, le goût du risque, l'envie d'essayer autre chose. On l'a rencontré et c'est, en contraste de la noirceur de son excellent thriller judiciaire, avec humour et enthousiasme qu'il nous raconte notamment la genèse du film, la présence de ses filles derrière et devant la caméra, comment il se met lui-même en scène ainsi que les films qui l'ont inspiré.

Après un accueil chaleureux au Festival de Cannes 2024, votre film Le Fil arrive dans les cinémas. Quel a été le point de départ de ce retour à la réalisation, six ans après Amoureux de ma femme ?

Daniel Auteuil : Le point de départ c’est ma fille Nelly, productrice du film avec Hugo Gélin, qui m’apporte un récit, issu d’un blog, qui est le compte-rendu d’un procès. Je me dis que l’histoire est tellement forte qu’aucun scénariste n’aurait osé l’imaginer. J’y vois rapidement l’opportunité de rôles intéressants, d’une confrontation. Mais au début je ne sais pas par quel bout le prendre. Et puis un jour, je m’approprie le rôle en pensant à ce qui peut me motiver en tant qu’acteur, me motiver à refaire de la mise en scène, et à défendre ce type. En fait, c’est le même déclic.

Vous aviez abandonné l'idée de réaliser un nouveau film ?

Daniel Auteuil : J’ai inventé cette histoire d’un type qui a arrêté d’être avocat pénal parce qu’il a fait acquitter un coupable qui a récidivé, de la même façon que j’ai arrêté la réalisation parce que mon dernier film n’avait pas convaincu.

Et tout d’un coup je redécouvre le désir, comme un jeune metteur en scène, un jeune acteur et cet avocat retrouve la vocation et la part d’illusion de son métier. Ça me permettait de me raconter moi, et de raconter cette histoire.

Et puis c’est la région qui m’a intéressé aussi. L’histoire vraie se passe dans le Nord, et moi je vis dans le Sud. À force de me promener, d’emmener mon fils à l’école, je voyais ces lieux magnifiques, et je me disais que si je refaisais un film ce serait un beau décor. J’avais donc un décor sans film d’un côté, et de l’autre cette histoire. Cette histoire, ces lieux, mon histoire personnelle, ça s'est articulé comme ça. Ça a représenté 3 ans de travail.

Le Fil
Le Fil ©Zinc.

À la différence de vos précédentes réalisations, toutes des adaptations, Le Fil est un scénario original, co-écrit avec Steven Mitz. Comment l'avez-vous élaboré ?

Daniel Auteuil : J’avais cette structure forte du procès en tête, c’est l’ancrage, et j'ai pensé sans faire un récit chronologique que les scènes de procès me permettraient de "rattraper" le spectateur. Le fait d’écrire depuis quelques années de la musique, des chansons, le fait que ça plaise, ça m’a donné confiance. Je me suis mis à écrire, notamment pour Aurore ma fille qui joue dans le film, des monologues, des textes, ça venait tout seul. J’étais au plus près, au coeur de… Je ne sais pas comment bien le dire mais il m’est apparu qu’il fallait amener de la vie dans cette histoire, et ça a été facile d’en amener.

J’ai trois films qui m’ont inspiré : "Autopsie d’un meurtre" d’Otto Preminger, "La Vérité" de Clouzot et "Verdict" de Sydney Lumet. C’est autour de ça que je voulais… je voulais me la péter, quoi ! (Rires)

Comment est-ce que le réalisateur Daniel Auteuil dirige l'acteur Daniel Auteuil ?

Daniel Auteuil : J’ai l’habitude de jouer. Quand je travaille pour un autre, je fais une prise et je sais quand elle est bonne.

Parfois les réalisateurs vont vouloir la faire vingt fois, trente, mille, ils me font ch… (rires) Mais bon, je sais quand c’est bien. Ici, ma priorité c’est les autres. Moi je passe devant la caméra comme devant un photomaton. Le fait de me diriger ça me permet d’aller vite, de me "débarrasser" de cet acteur-là. J’ai confiance en lui (rires). Donc ça va.

Pourquoi avoir fait le choix de ne quasiment jamais montrer la victime, Cécile, à l'image ?

Daniel Auteuil : Parce qu'elle est morte ! Elle n’est simplement plus là - je suis un garçon simple vous savez -. Elle n’est plus là mais elle vient nous hanter. Par petits bouts, elle existe petit-à-petit. C’est le personnage de Nicolas Milik qui l’a fait revivre dans ce qu’il raconte d’elle. On m’a dit, "mais tu ne veux pas la montrer avant ?" Non. J’avais le sentiment, et pour tout, au-delà de ce personnage, que moins j’en montrerais plus ce serait fort. J’avais envie de prendre ce risque, et ce temps, et dans le jeu aussi de l’avocat. Le faire au début hésitant, qu'il doute, que la recherche de la vérité soit difficile.

J’ai voulu aussi avec cette histoire et cette recherche de vérité raconter la province. On n’est pas à Paris, ce n’est pas une affaire parisienne, il n’y a pas de médias, juste 2 ou 3 journalistes locaux. C’est un féminicide. Tous les jours il y en a un, c’est presque un fait de justice ordinaire, tout en restant terrible. Et la justice rend compte de ça de façon très pragmatique. C’est… tout petit. Je voulais montrer cette réalité.

Vous offrez un beau rôle à Grégory Gadebois, qui interprète le meurtrier présumé. C'était une évidence pour vous ?

Daniel Auteuil : J’ai tout de suite pensé à Grégory Gadebois, parce que... c’est la victime idéale ! Ce visage d’enfant… C’est un acteur prodigieux, et il ne sait pas à quel point. Rendez-vous compte, il ne regarde même pas ses films, il ne peut pas se voir. Il est d’une sensibilité extrême. À diriger, j’ai fait comme j’aime qu’on me dirige. Tu rentres là, tu sors là et tu fais plus ou moins. Le reste du temps, je lui parlais mais… ce n’est pas les mots - enfin moi je fais comme ça -, ce sont les mains, le toucher, c’est passer une énergie.

Le Fil
Le Fil ©Zinc.

Le Fil est aussi un film fait en famille, puisqu'en plus de Nelly à la production, votre autre fille, la comédienne Aurore Auteuil, est au casting.

Daniel Auteuil : Oui il y a aussi Aurore, je lui ai permis de régler ses comptes avec moi puisqu’elle me fait un doigt d’honneur (rires). C’est magnifique. Je tenais à ce personnage, comme ces gens qu’on voit dans les tribunaux, à la télé, qui crient juste "salaud !", des gens qui n’ont pas accès à la parole, qui souffrent et qui sont pleins de douleur. Un tribunal c’est ça, c’est un réceptacle de larmes, de douleurs, de tragédies, de mots et de petits gestes comme ça. C’est glaçant. Je voulais montrer ça, sans que ce soit un documentaire, mais qu’on ressente cette réalité-là.

Quel événement, film, ou alors quel cinéaste vous a donné l'envie de passer à la réalisation ?

Daniel Auteuil : Je ne me souviens plus, je suis trop vieux (rires). Je pense que ce sont les acteurs-réalisateurs. Toutes proportions gardées évidemment, des génies comme Chaplin. Il y a aussi Clint Eastwood, Vittorio De Sica… Tous ces acteurs qui un jour arrivent à avoir un oeil de metteur en scène. Ça prend du temps !