Ceux qui ont grandi dans les années 80 et 90 connaissent bien cette scène à la fois sobre et torride, délicate et interdite, offerte quelque part au cours de l'excellent "Le Nom de la rose", polar historique dans une abbaye italienne où Sean Connery et Christian Slater enquêtent sur une série de meurtres. On revient sur la fabrication unique d'une scène d'amour inoubliable de l'histoire du cinéma.
Le Nom de la rose : un grand classique médiéval des années 80
Acteur de premier plan à Hollywood durant les années 90, Christian Slater poursuit aujourd'hui sa carrière sur les écrans et a récemment séduit un large public millenial avec la série Mr. Robot. Mais pour cette génération, il est loin le temps où l'acteur se révélait au monde avec Le Nom de la rose en 1986, succès international de Jean-Jacques Annaud où il compose avec le légendaire Sean Connery (Guillaume de Baskerville) un duo de moines franciscains chargés d'enquêter sur une série de meurtres mystérieux dans une abbaye. Nous sommes en 1327 dans le nord de l'Italie, en pleine Inquisition, et Christian Slater incarne l'assistant et apprenti de Guillaume de Baskerville, le jeune et très novice Adso de Melk. L'acteur a composé avec ce rôle un portrait parfait de l'innocence bouleversée, ce qui l'a propulsé comme jeune star du cinéma et a grandement participé à lui conférer cette fascinante allure mi-ange mi-démon.
Le Nom de la rose, brillant film historique à énigme, a reçu plusieurs prestigieuses récompenses dont le César du Meilleur film étranger en 1987 - c'est une production franco-italo-allemande -, et le BAFTA du Meilleur acteur pour Sean Connery en 1988. Photographie, costumes, direction artistique, une bande originale de James Horner... basé sur le roman éponyme d'Umberto Eco, Le Nom de la rose réussit tout ce qu'il entreprend et séduit très largement, bien au-delà des attentes théoriques si on prend en compte l'aridité du sujet et la tristesse poisseuse et violente qui se dégage des lieux. Et malgré ce cadre a priori peu sensuel, ce film où une sombre intrigue biblio-policière se mêle à des interrogations sur la foi et l'humanité réussit à offrir une des scènes de sexe les plus mémorables de l'histoire du cinéma.
Le sommet érotique d'un polar historico-religieux
Jean-Jacques Annaud est un cinéaste de très grand talent et un conteur de génie, et Le Nom de la rose s'autorise l'exploration de plusieurs thèmes avec subtilité et une grande cohérence. Le duo formé par Guillaume de Baskerville et Adso de Melk doit élucider la série de crimes, c'est l'intrigue principale du film. Mais au sein de leur duo, des forces contraires s'exercent. Guillaume de Baskerville est un frère franciscain éminent, érudit et conseiller de l'Empereur. Il est sage, expérimenté, intelligent et perspicace, et Adso est un jeune garçon qui fait ses premiers pas dans le clergé, aussi curieux qu'effrayé. Le rapport de maître à disciple, comme leur relation respective à la foi, la violence et la mort, sont aussi des éléments que le film explore. Il n'est alors pas si étonnant que cette exploration nous mène à la confrontation entre la vie de l'esprit et la vie de la chair, entre la félicité spirituelle de la foi et les plaisirs charnels de l'amour physique.
Il y a, au sein de ce casting forcément très masculin où retrouve en plus du duo Michael Lonsdale, F. Murray Abraham et Ron Perlman, un rôle féminin désigné comme celui de "la fille". Celle-ci est interprétée par Valentina Vargas, une actrice chilienne alors âgée de 22 ans. Elle n'a pas de prénom, elle est "la paysanne", "la gitane", "la sauvageonne", et elle est une incarnation très intelligente des dangers qui planent sur le film : le danger du péché, de l'illicite, de la torture, le danger des secrets et des émotions. Le danger de l'amour, qui conteste par la grâce les préceptes de l'Église... Alors qu'il se cache dans les cuisines de l'abbaye, Adso va rencontrer "la fille". La séquence est très réussie, instantanément culte, et fait de "la fille" incarnée par Valentina Vargas une figure érotique exceptionnelle de l'histoire du cinéma.
Christian Slater parfait pour le rôle
Cependant, pour en arriver là, la scène a été complexe à tourner. Elle a pris place dès le deuxième jour de tournage. À l'époque, en 1985, Christian Slater n'a que 16 ans. S'il a grandi dans le monde du spectacle, Le Nom de la Rose est son premier rôle d'envergure et sa première très grosse production. Il est très intimidé par Sean Connery, aussi bien par l'acteur que par son personnage, la pression est donc réelle. Jean-Jacques Annaud, qui voit dans cette scène un élément plus central dans son film qu'elle ne l'est dans le roman, n'a pas choisi Christian Slater par hasard. Comme il l'expliquait dans une précieuse interview à Écran Large en 2015 :
J'avais d'abord choisi le garçon, Christian Slater. Et comme dans l'histoire il découvrait, cette fille... c'est une histoire de première fois, et Christian lui-même était puceau. J'avais raconté à Valentina Vargas ce qui se passait dans la scène, et je lui avais interdit d'en parler à Christian. De façon à ce que la découverte soit totale.
Le réalisateur décide par ailleurs de ne pas prévenir l'acteur que Valentina Vargas se dénudera devant lui, afin d'augmenter la réaction aux sensations que doit d'abord ressentir le personnage d'Adso. Pour que cela fonctionne, il faut faire naître l'instant d'un seul geste et il serait dommage de devoir refaire la scène et de perdre en spontanéité. C'est ce qui d'autre part s'organise entre Jean-Jacques Annaud et Valentina Vargas, l'actrice demandant à ce que la scène soit tournée avec l'équipe la plus réduite possible, et en une seule et unique prise. Christian Slater est alors mineur, âgé de 17 ans et Valentina Vargas âgée de 22 ans. Dans la mesure où cette relation sexuelle est la toute première pour le personnage d'Adso de Melk, la virginité de Slater a permis de nourrir le fantasme et le rendu authentique de la scène, bien que celle-ci soit entièrement simulée.
Du réalisme et de la tendresse
Graphiquement, la scène offre des plans de nu quasi intégral - on ne voit pas les sexes mais les poitrines et les fesses-, mais elle en fait la construction patiente. Il y a d'abord de timides attouchements, avant qu'un moment assez long ne soit consacré à ôter l'habit du jeune moine. C'est une scène de défloration masculine, avec la ferme douceur de celle qui est expérimentée et la gêne du puceau, et la magnifique maladresse des premières fois, à ce moment de se déshabiller si peu télégénique mais si réaliste. C'est à la chaleur d'un feu que la scène se déroule, ce qui tranche avec tout le froid qui définit le reste du film, dans le ton comme dans les images. La scène est une révélation - avec ses questionnements - pour le jeune homme, ce qu'effectivement Christian Slater joue à la perfection. Pour encore plus concourir au mystère de son personnage et à la grâce de l'instant, "la paysanne", qui fait partie de la population misérable qui survit au pied des hauts murs de l'abbaye, est mutique.
Jean-Jacques Annaud a apporté un grand soin à sa reconstitution pour Le Nom de la rose, souhaitant que cette superproduction à l'époque soit la plus réaliste possible. Les gens sont donc sales, noircis par la terre, la suie, amaigris, vêtus de haillons. Les moines s'en tirent à peine mieux, tout le monde pataugeait dans la boue à l'époque et le concept d'hygiène était très relatif. À ce titre, le rendu ténébreux du moyen-âge est parfait. Sur ce respect des conditions de vie de l'époque, la scène d'amour est donc aussi réaliste et s'offre comme un acte délicieusement tabou, où "la paysanne" mutique et crasseuse va "salir" la pureté du tout jeune moine et potentiellement le dévoyer de sa vocation.
Une scène devenue culte pour son authenticité
D'une sobriété exemplaire, Jean-Jacques Annaud banalise formellement l'acte, alors qu'il portera à conséquence ensuite. Il évite de souligner le moment par des artifices formels, par exemple de la musique ou un master shot, mais laisse les acteurs dans leurs personnages créer seuls la tendresse de la séquence. Il raconte dans cette même interview, en précisant bien avoir eu l'autorisation des concernés d'évoquer cette scène, que le jeune Christian Slater n'était pas totalement en contrôle de ses émotions, et qu'il était particulièrement attiré par sa partenaire. Mais Jean-Jacques Annaud veut surtout retenir que l'alchimie a particulièrement bien fonctionné, que la scène était juste et importante. Il confie encore que la prise de fin de la scène, faite après le déjeuner, s'est développée d'une manière surprenante.
Ce qui m'intéressait, ce n'était pas le moment de l'acte mais c'était la tendresse d'après l'acte. J'avais placé mes caméras pour "la fin"et je leur demande donc de faire un petit raccord avec un baiser, puis d'avoir un moment de repos, où les corps se détachent. Et je commence à tourner, ils s'embrassent, et je leur dis d'une voix douce, je suis près d'eux, de maintenant se détacher. Et rien ne se passe. Je pense alors qu'ils ont besoin d'un peu plus de temps, une minute plus tard je leur dis "c'est très bien maintenant on va arrêter", et ça n'arrête pas... Je dis "bon!" d'une voix plus forte,"maintenant c'est bien on va bientôt couper". Rien ne se passe... Ça fait 9'30 mn, et là Valentina se relève, elle voit que je suis là, me découvre d'une certaine manière, elle découvre les caméras et elle me dit : "Is it ok ?"... "Valentina, moi ça fait dix minutes déjà que je suis heureux." (...) Il ne s'est rien passé physiquement, mais psychologiquement tout était là...
La scène d'amour de Le Nom de la rose est inoubliable parce qu'elle est très juste, et visuellement très belle. Cet exercice si difficile a trouvé là sa réussite et son pouvoir d'authenticité grâce à la perspicacité et la bienveillance d'un réalisateur, et au premier chef à l'investissement très important d'une actrice et d'un acteur qui ont incarné au mieux leur personnage. Et aussi, grâce à cette magie ambiguë et dangereuse, propre à la fiction, où l'émotion des comédiens rejoint pour un instant indicible celle de leurs personnages...