Formidable polar corse d'où émerge une grande tragédie familiale et humaine, "Le Royaume" est un des plus beaux films français de l'année. Beau, parce qu'il est extraordinairement personnel, tout en étant un exercice en contrepied brillant et touchant de la fiction criminelle au cinéma. On a rencontré son auteur, réalisateur et co-scénariste Julien Colonna, pour qu'il nous emmène dans ses coulisses.
Tragédie corse et fiction personnelle
Julien Colonna a cette année fait sensation au Festival de Cannes avec son premier long-métrage de fiction, Le Royaume. Présenté dans la section Un Certain Regard, son casting principal non-professionnel, sa narration maîtrisée du drame familial comme sa mise en scène contre-experte du polar ont largement convaincu qu’un auteur remarquable de cinéma était né.
C'est à 42 ans qu'il présente ce premier long-métrage, comme Jacques Audiard en 1994 avec son Regarde les hommes tomber. Bien que très différents l’un de l’autre, ils entretiennent pourtant plus de similitudes que ce seul point de calendrier. Julien Colonna, comme Jacques Audiard, est avant tout un artiste. Il y tient, et c’est ainsi qu’il a fait Le Royaume. Mais il a aussi cette marque toujours ambivalente, à la fois vaporeuse et très lourde, d’être le "fils de". Et il est aussi un homme qui scrute avec un regard franc et moderne une culture masculine. Il tient alors à distance cet héritage, ses influences, et c'est le sourire joueur qu’il refuse de citer les événements, les grands polars, les films criminels de l’histoire qui ont forcément inspiré, nourri et imaginé son univers.
Au royaume du cinéma de genre
Polar nouveau hanté par le passé, Le Royaume - co-écrit avec Jeanne Herry - compose avec justesse entre plusieurs genres de cinéma, fort de tout un héritage bien digéré. Mais il est surtout neuf, parce qu’on y découvre une primo-actrice renversante et une figure paternelle terrassante, fusion d'énergies différentes et de deux mondes d'un même sang qui se regardent intimement et avec intelligence, dans une Corse sublime de paysages comme d’émotions.
Ainsi, Julien Colonna, fils du grand "parrain" corse Jean-Jérôme Colonna, mort en 2006, ne raconte pas son histoire dans Le Royaume. Mais il l’admet, lui seul pouvait sans doute raconter cette histoire précisément. Celle d’une jeune fille (Ghjuvanna Benedetti) soudainement réunie avec son père (Saveriu Santucci) alors que celui-ci, figure du banditisme corse, est pris dans une violente guerre de clans. Dans ce monde qui littéralement se tue, quelles peuvent être les aspirations de la jeune Lesia ? Entre fiction très claire et réalité très trouble, Le Royaume raconte un héritage dans une grande tragédie où le même destin, inlassablement répété, cherche sa cassure.
Le Royaume est un polar criminel, une tragédie, un drame filial, et c’est une fiction. Mais on ne peut, au regard de son sujet et du nom que vous portez, ignorer la question de quelle part tient l’exercice de cinéma et celle tenue par votre histoire personnelle.
Julien Colonna : Le Royaume n’a jamais eu vocation à être autobiographique. C’était très important de faire une pure fiction de cinéma. Évidemment, je me suis inspiré d’une relation filiale que j’ai moi-même vécue, avec mes parents, et j’ai puisé dans la véracité d’un contexte connu pour construire ce film. Mais ni moi ni personne ne peut prétendre avoir vécu ce que l’on voit dans Le Royaume. Il s’agissait de faire du cinéma, avec cette matière-là, et en aucun cas relater des faits ou des personnes qui auraient pu exister. Il fallait sortir de ça et réaliser un pur travail de scénariste, avec ma co-scénariste Jeanne Herry, et certainement pas un travail de mémoire.
Après, oui, très probablement que quelqu’un d’autre n’aurait pas pu écrire cette histoire. Moi seul pouvais le faire, à cause de certaines connexions avec le sujet.
Le Royaume est né d’un souvenir que j’ai eu le jour où j’ai appris que j’allais avoir un enfant, événement qui m’a replongé dans mon enfance. J’avais une dizaine d'années, et on était installés dans une sorte de petit campement, créé de toutes pièces avec mon père et ses amis, sur un rivage corse. On pêchait, on faisait des petits poissons sur des réchauds de camping. Le soir on dormait à la belle étoile… C’était magnifique, c’était la vie sauvage, et j’ai appris des années plus tard que ça avait un moment de tout autres enjeux que ce que, moi, j’en avais pensé à l’époque, à savoir des vacances en famille. De là m’est venu l’idée, une fois adulte et moi-même attendant un enfant, de bousculer cette verticalité dans la filiation - ce qui arrive quand il y a des morts et des naissances - et de le faire avec cette fille et ce père.
Au sujet de cette relation filiale et au regard de l’histoire de ce genre de cinéma, faire le choix d’une fille plutôt que d’un garçon est une première surprise et un premier décalage.
Julien Colonna : Il était clair que cette histoire serait par ce prisme. La question s’est vite posée. Comme on est dans un monde d’adultes, opaque, sombre, et essentiellement masculin, avoir une jeune fille contrastait et apportait de l’inattendu. C’était ce contraste, parce que dramaturgiquement parlant une jeune fille entourée d’hommes c’est plus intéressant. Et il y a eu le constat que, cela aurait été un jeune garçon, le film aurait été le même, à la virgule près.
On n’a pas traité ce personnage de manière genrée. C’est une fille, mais absolument pas sexuée. C’est une enfant, et on a cherché le point de vue de l’enfance, pas le point de vue féminin. Si ça avait été un garçon, il aurait aussi fait pipi au lit, il aurait posé les mêmes questions. C’est pour le contraste, et le point de vue de l’enfance.
C’est enfin, pour moi en tant que cinéaste, une manière de m’extraire d’une histoire de films qui ont déjà été faits, à plusieurs reprises, dont certains qui sont au panthéon du cinéma, faits par des maîtres et certains bien avant ma naissance, sur le "milieu". Toutes ces histoires, au cinéma et dans la réalité, en Corse comme dans le monde, ce sont toutes les mêmes. À un moment elle demande à son père, "pourquoi ils veulent te tuer ?", il répond "pour l’argent et le pouvoir". Ce sont toujours ces ressorts-là. Je voulais ainsi positionner Le Royaume ailleurs. Prendre certains traits classiques du film de genre, de l’échiquier militaire, de la guerre des clans, et les mettre à l’arrière-plan, pour laisser émerger un film sur les conséquences dramatiques de cette vie marginale menée par ces hommes, les conséquences sur ceux qui restent.
C'est l'autre décalage, narrer ce monde par un premier plan plus intime et anti-spectaculaire ?
Julien Colonna : Les histoires de ces hommes ont été fantasmées, idéalisées, héroïsées. On voulait, nous, changer le prisme et se rapprocher d’un "anti-film" de voyous. Changer le prisme par lequel on regarde ces vies, et on a écrit une tragédie dans laquelle on voit ces hommes qui sont les pénitents de leur propre vie, qui sont des fantômes, des gens déjà morts sans le savoir. On voit la mécanique de leur extinction programmée. Toute une partie de la jeunesse envie encore ces vies-là. Des vies perçues comme faciles, et où seuls règnent l’argent et le pouvoir. Ça a aussi été un déclencheur, montrer que ces vies-là ne sont faites que de drames, de solitudes, et de sang.
Vous montrez cette vie et ses conséquences violentes avec un soin particulier de mise en scène, de manière tendue, brutale et fugace. Quelle était votre idée pour cette représentation de la violence ?
Julien Colonna : C’est une question de point de vue et de placement. La violence devait être extrêmement évoquée, mais lointaine. Sourde, dans toute la première partie du film, que ce soit beaucoup plus une tension. Et plus on avance, plus cette tension écrase. Qu’on sente le fatum qui crase l’histoire et les personnages. D’où sa représentation d’abord à la télévision, jusqu’à ce qu’à un moment cette violence frappe de plein fouet.
La scène de la morgue, par exemple, je voulais montrer ça. Ce que c’est qu’un corps, quelques heures après, qui s’est pris de la chevrotine en pleine tête. Ça ressemble à ça, c’est une boucherie, il reste un tiers de la tête. Mais je voulais que ce soit suffisamment fugace pour ne pas tomber dans le voyeurisme.
Ça s’est joué à une image près. On a essayé plein de combinaisons au montage, image par image, pour trouver le meilleur timing afin que ça imprime la rétine et qu’on ait en même temps ce mouvement de recul et ces hommes qui, bien que façonnés à cette vie-là - ils ont fait des choix et ce sont de grands garçons - ne puissent réprimer cette nausée qui est très communicative.
C’est un exemple, il y a d’autres moments de violence. Mais quand elle arrive, j’ai toujours voulu qu’elle soit fulgurante. C’est ce qui se passe en réalité, les violences les plus innommables sont toujours fugaces.
Le Royaume apparaît d’une véracité et d’une vraisemblance saisissantes, dans la mesure où l’on sent que la Corse ne cède rien à la "métropole" sur sa représentation. Est-ce que cette forme d’authenticité, de radicalité même, a compliqué son développement ?
Julien Colonna : Le film était très ambitieux, dès le début. Avec mes producteurs, qui tenaient vraiment à ce que ce premier film se fasse, et je leur serai éternellement reconnaissant de leur soutien et de leur confiance sans bornes, la question difficile a été : comment on va faire sans un grand casting ? Sans une personne de la "A-List". Il n’y pas de Corse connu et reconnu par tous. Ça a été le plus dur. Mon producteur essayait de me convaincre, de me dire "pense à quelqu’un de connu pour le père". Mais ça allait être un métropolitain, quelqu’un qui n’était pas Corse. Pour moi, c’était impossible.
En tant que Corse, qui écrit une histoire corse qui se passe en Corse, avec des personnages corses, moi qui ai passé les 20 dernières années de ma vie à critiquer des productions continentales venues tourner chez nous et qui prennent un gars venu de je-ne-sais-où pour avoir un mauvais accent corse, ce n’est juste plus possible. Je ne peux pas me regarder dans la glace si je fais ça. Impossible.
Qu'est-ce qui a permis de surmonter cet obstacle ?
Julien Colonna : Je leur ai expliqué, ils ont compris et ils m’ont mis en garde en m’expliquant que le chemin allait être très long et très compliqué. Qu’il allait falloir, comme disait Hugo (Hugo Sélignac, ndlr), faire le "grand chelem", c’est-à-dire tout gagner à commencer par l’avance sur recettes. On a travaillé, on a décroché l’avance sur recettes au premier tour, on a fait le casting sauvage et trouvé Ghjuvanna au bout de trois mois, ce qui est assez rapide et a donné énormément d’énergie.
Elle n’est pas comédienne, elle est sapeur-pompier volontaire et maintenant en école d’infirmière, et voilà ce qu’elle envoie ! Moi j’étais convaincu du processus, il faut y croire même quand on ne sait pas quand on y arrivera. C’est pas une aiguille dans une botte de foin, c’est une aiguille dans un putain de champ ! Le financement s’est fait en parallèle, on a eu l’appui de Ad Vitam très rapidement, puis Canal+, puis Netflix… Bien sûr il y a eu des compromis, des coupes, des maux pour des biens surtout, des aménagements pour coller à l’économie du budget, qui est quand même un très beau budget pour un premier film sans casting, presque 4 millions de budget. Il faut être dans la gratitude et se dire : "l’essentiel, c’est qu’on le fasse comme ça, dans cette direction artistique-là, cette radicalité-là".