"Les Misérables", grand drame réalisé par Ladj Ly en 2019, est un film aussi politique et engagé qu'il est un excellent thriller. On revient sur sa fin stupéfiante, laissée ouverte par le réalisateur et qui a laissé beaucoup de spectateurs perplexes.
Les Misérables, la révélation de Ladj Ly
Figure du collectif Kourtrajmé, dans lequel il a fait ses armes avec Romain Gavras et Kim Chapiron, Ladj Ly a réalisé des documentaires avant de passer à la fiction avec deux courts-métrages, Go Fast Connexion et Les Misérables. Ce second court-métrage, sorti en 2017, raconte le dérapage d'un flic de la BAC de Montfermeil, sous l'oeil d'une caméra. Inspiré par les violences policières que Ladj Ly avait filmées, ce court-métrage accouche d'un long en 2019 : Les Misérables.
Les Misérables, drame policier et social d'une très grande qualité, est un très grand succès. Plus de 2 millions de spectateurs le voient au cinéma lors de sa sortie, après avoir reçu le Prix du Jury au Festival de Cannes 2019 et avant son triomphe aux César 2020 : Meilleur film, Meilleur espoir masculin pour Alexis Manenti, Meilleur montage et César du public.
Un drame ultra-réaliste, et une fin ouverte
Dans le genre du "film de banlieue", ouvert avec brio par le chef-d'oeuvre de Mathieu Kassovitz La Haine en 1995, Les Misérables se classe très haut. Thriller policier haletant, tragédie sociale collective autant que drames personnels, le premier long-métrage de Ladj Ly est une réussite totale sur son écriture, sa mise en scène et ses interprétations. Il raconte, comme le faisait le le court-métrage, une bavure policière et l'effort des flics de la BAC responsables de cette bavure pour la dissimuler.
Problème, elle a été filmée par un jeune garçon à l'aide de son drone. Pour sauver leur peau, et aussi pour éviter que le quartier ne s'embrase suite à cette énième violence policière, il leur faut donc récupérer cette vidéo...
Filmé à l'épaule, très réaliste et frontal dans sa mise en scène, Les Misérables prend un tour spectaculaire dans sa dernière partie, alors que la tension entre la police et les habitants du quartier est à son paroxysme, et qu'un affrontement se prépare dans l'immeuble que les policiers ont investi.
Pour clore son histoire, Ladj Ly choisit alors de ne pas résoudre le conflit, mais fait tomber le rideau sur une double mise en joue. D'un côté, le jeune Issa (Issa Perica) tient un cocktail Molotov, prêt à le lancer sur Stéphane (Damien Bonnard), un des flics de la BAC, qui lui braque son arme sur Issa. Que va-t-il arriver ?
Comment comprendre la fin ?
Ce dernier plan du film fait place, sur fond noir et avant que le générique ne se déroule, à une citation de Victor Hugo :
Mes amis, retenez ceci :
il n'y a ni mauvaises herbes,
ni mauvais hommes,
il n'y a que de mauvais cultivateurs.
Comment donc comprendre cette fin ? Issa ou Stéphane vont-ils aller au bout de leur geste ? D'une part, Ladj Ly a à cet instant la grande intelligence d'arrêter son récit à la dernière seconde, juste avant le drame ou alors juste avant son évitement. C'est remarquable sur le plan de l'écriture et du montage, puisque Les Misérables laisse son spectateur sur un sommet de tension. D'autre part, il laisse aussi au spectateur le choix : c'est à lui d'imaginer ce qui arrive ensuite.
De cette manière, Ladj Ly implique au maximum son public dans son récit, suggérant ainsi que c'est à lui de conclure cette histoire, c'est à lui de donner suite à cette peinture de sa propre société. D'où l'invitation à réfléchir et à penser cette situation - Les Misérables s'inspire notamment d'un fait réel survenu à Montfermeil en 2008 -. Et ce choix de cinéma, consistant à donner fin à son récit à un moment décisif et sans en connaître l'issue, est déterminant dans la grande réussite artistique et politique du film.
Ainsi, comprendre la fin du drame Les Misérables, c'est saisir la terrible situation dans laquelle se trouvent Issa et Stéphane, chacun sur le point de déclencher le chaos pour se défendre. Mais aussi, surtout, comprendre le geste de Ladj Ly : émettre l'idée que tout conflit peut être désamorcé, même à son point le plus critique, et qu'il nous appartient toujours, personnages de fiction comme individus de la vie réelle, de baisser les armes et de se parler, de travailler ensemble à la paix.
Une variation sensible par rapport à La Haine
Les Misérables a beaucoup de points communs avec La Haine, qui présente lui aussi une fin ouverte. Mais il est intéressant de noter que Mathieu Kassovitz a lui fait le choix de clore son film par une nouvelle bavure, après celle qui l'ouvre. Suite à cette ultime bavure - l'homicide "involontaire" de Vinz -, le policier qui a tiré et Hubert se font face, chacun braquant son arme sur l'autre. La caméra cadre alors le visage de Saïd, s'en rapproche, puis Saïd ferme les yeux, fond noir et son d'un coup de feu, alors qu'Hubert en voix-off reprend le fameux "jusqu'ici tout va bien, l'important ce n'est pas la chute, c'est l'atterrissage".
Qui a tiré ? Le policier ou Hubert ? Que ce soit l'un ou l'autre, quelqu'un a tiré et Mathieu Kassovitz a donc fait le choix de l'embrasement, du feu, ce même embrasement que Ladj Ly a lui retenu, pour clore son film Les Misérables avec bien plus d'espoir.