L'Histoire de Souleymane : le chef-d'oeuvre total du cinéma français

L'Histoire de Souleymane : le chef-d'oeuvre total du cinéma français

CRITIQUE/AVIS FILM - Thriller social d'une précision et d'une perfection rare, "L'Histoire de Souleymane" est un miracle et un paradoxe : refusant les artifices conventionnels de fiction du 7e art, il est cependant une immense oeuvre de l'histoire du cinéma, vertigineuse, sublime, qui provoque une émotion d'une puissance océanique.

La grande histoire de Souleymane

On écrit chef-d'oeuvre, et le mot est pesé. Parce que lorsqu'on en vient au cinéma "français", celui-ci qu'on - et qui se - malmène à se verser dans le genre social et la veine "auteur", en y péchant souvent par surplomb, misérabilisme et condescendance, alors l'éblouissant L'Histoire de Souleymane n'a aucune concurrence. Ni cette année, ni dans les années récentes.

Que raconte le nouveau film de Boris Lojkine, après Hope en 2015 et Camille en 2019 ? L'Histoire de Souleymane, comme son titre l'indique, raconte à Paris l'histoire d'un jeune homme, Souleymane (Abou Sangare), migrant guinéen qui doit passer dans 48 heures son entretien à l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) en vue d'obtenir l'asile politique. À cette fin, il a besoin de documents, il a aussi besoin de conseils d'autres migrants, régularisés ou non. Et il a besoin d'argent. Pour obtenir ces documents, pour obtenir ces conseils, et tout simplement pour survivre. Comme beaucoup d'autres, il effectue alors à vélo des livraisons de repas pour le service UberEats, via un compte qu'il "loue" à son véritable titulaire.

Un point de vue renversé

La caméra de Boris Lojkine, à l'épaule et seulement posée - sans confort - dans les rares moments de répit de ce thriller d'exception, reste collée à Souleymane. Alors que le réalisateur avait exploré dans ses documentaires l'Asie du sud-est puis dans ses deux premiers films de fiction le continent africain, cette fois-ci c'est Paris qui est le territoire. Le réalisateur opère un renversement : du point de vue de Souleymane, Paris est un pays étranger, un chaos urbain dont il lui faut saisir les codes.

Comme la photoreporter Camille le faisait en République centrafricaine dans Camille, ce personnage doit avancer à l'aveugle, trouver des routes qui sont dangereuses, comprendre une langue qui, en plus de n'être pas la sienne, n'a aucune patience avec lui : il n'est qu'un livreur, un invisible, voire un nuisible. Il est un homme à l'étranger. Et les étrangers du film, sur ce territoire inconnu, ce sont les "réguliers", ce sont les parisiens. L'étranger, c'est nous.

L'histoire n'est pas celle que l'on croit

Il faut à Souleymane se trouver des alliés pour accomplir sa tâche, prier pour que les policiers à qui ils livrent une commande ne fassent pas d'excès de zèle, au moment de constater sa situation. Il chute, percuté par une voiture, mais se relève tout de suite. Rien ne doit l'arrêter, tout ralentissement lui est potentiellement fatal et toute interaction qui s'étirerait ne tournerait pas en sa faveur. Il monte les nombreux étages de clients qui refusent de descendre, pédale et court pour ne pas rater son RE, ou sauter dans l'unique bus du 115 qui le conduira à un centre où il pourra se laver et dormir quelques heures avant de recommencer la même journée.

L'Histoire de Souleymane
L'Histoire de Souleymane ©Pyramide Films

Souleymane n'a qu'un seul objectif : connaître et raconter son histoire. Cette histoire qui lui permettra d'obtenir l'asile politique, l'histoire qui fait de lui un opposant politique obligé de fuir le régime de son pays natal. Mais cette histoire est-elle vraie ? L'Histoire de Souleymane n'est donc pas que l'histoire de cet homme à Paris. C'est aussi, surtout, l'histoire qu'il doit raconter à l'agent de l'OFPRA qui va l'auditionner, histoire qui déterminera toute sa vie future.

Un thriller à faire pâlir d'envie son genre

Vous vous souvenez de la séquence dans la gare de Waterloo de La vengeance dans la peau, filmée en équipe réduite avec Matt Damon au milieu d'une vraie foule ? Son urgence, son montage, cette impression de course effrénée dans toutes les directions ? La deuxième séquence d'ouverture de L'Histoire de Souleymane - la première étant un flashforward -, lors de laquelle on découvre Souleymane lancé sur son vélo dans les rues encombrées de Barbès fait encore mieux. Comment cette séquence d'une efficacité renversante, et plusieurs autres, ont-elles été réalisées ? Comment peut-il y avoir autant de vie, d'énergie, de chaos et de réalité dans un film de fiction dont le budget ne doit pas dépasser de beaucoup celui du seul catering d'un film Jason Bourne ?

L'Histoire de Souleymane, formellement, est un époustouflant thriller de crise. Un drame constant dont l'action ne s'arrête jamais. Mais : pas d'antagoniste, pas de mélo, pas d'armes, pas de violence - sinon celle de la situation sociale -, uniquement un homme seul face à son destin. Le film de Boris Lojkine fait penser à un autre, l'excellent À plein temps d'Éric Gravel, sorti en 2021, avec Laure Calamy en mère célibataire aux prises avec un planning infernal et une perspective d'embauche qui la sauvera, ou la condamnera. Superbe thriller social primé en section parallèle au Festival de Venise 2021, À plein temps, avec tout le respect et l'admiration qui lui sont légitimement dus, n'apparaît maintenant que comme l'ébauche spectaculaire de l'idée que L'Histoire de Souleymane traduit en oeuvre de cinéma total.

Un film d'exception

Une oeuvre exceptionnelle, notamment parce qu'il y a une démarche contre-intuitive. Un film dont l'épure radicale enlève toute la peau et la graisse qui séparent le doigt du muscle et du nerf qu'il veut toucher.

Quand dans le film d'Éric Gravel le personnage de Laure Calamy avait une carrière à reprendre et des enfants à nourrir, Souleymane n'a rien à conserver ou retrouver, si ce n'est son droit à l'existence. Quand la magnifique composition d'Irène Drésel pour À temps plein (César 2022 de la Meilleure musique) démultipliait la tension du film, il n'y a aucune musique extra-diégétique dans L'Histoire de Souleymane. Un choix à double effet : d'une part faire de la ville la bande sonore du film, de l'autre refuser le deus ex machina émotionnel qu'est l'outil musical, refuser l'artifice de fiction. L'Histoire de Souleymane n'est pas un documentaire, et pourtant aucun film de fiction n'a jamais semblé aussi nu, réaliste et vraisemblable que celui-ci.

Souleymane (Abou Sangaré) - L'Histoire de Souleymane
Souleymane (Abou Sangare) - L'Histoire de Souleymane ©Pyramide Films

L'Histoire de Souleymane fait pleurer, littéralement, parce que l'émotion et l'intelligence du traitement de son sujet sont imparables. Parce que la performance d'Abou Sangare, acteur non-professionnel au parcours proche de celui de son personnage, est exceptionnelle et ne sera jamais égalée. Mais, aussi, parce que tout ce qui apparaît très familier (les rues nord-parisiennes, la question migratoire, les applications des smartphones, les livreurs) ne l'est plus du tout. Le spectateur est autant le client de Souleymane qu'il est Souleymane, et cette performance de cinéma où l'on est autant l'étranger que le non-étranger, où l'on perd tous ses repères dans un endroit pourtant bien connu, cette performance physiologiquement unique procure des sensations et des émotions d'une puissance inédite et inouïe.

Cette émotion délivrée par L'Histoire de Souleymane culmine lors d'une séquence finale monumentale. Devant l'agent de l'OFPRA, incarnée à la perfection par la seule actrice professionnelle du film, Nina Meurisse, qui incarnait Camille Lepage dans Camille, Souleymane raconte enfin son histoire. Elle lui dit en substance deux choses : "prends ton temps", et "raconte la vérité". À ce moment si critique pour Souleymane, il a, paradoxalement, une démonstration de solidarité et d'humanité simples, quelqu'un qui lui offre l'opportunité d'une existence pleine. Le dialogue qui s'ensuit est d'une beauté, d'une dureté, d'une vérité et d'une rareté terrassantes.

Quand le thriller transcende le regard

Boris Lojkine ne contemple pas son sujet. Il n'y a aucun surplomb, il n'y a pas l'omniscience d'écriture qui permet de construire un édifice moral où l'on voit qui aurait raison ou qui aurait tort. Pas non plus la distance condescendante germano-pratine ou inconsciemment raciste qui empoisonne souvent le genre du film social. Il n'y a rien d'autre que Souleymane, et l'histoire qu'il essaye de construire.

Souleymane (Abou Sangaré) - L'Histoire de Souleymane
Souleymane (Abou Sangare) - L'Histoire de Souleymane ©Pyramide Films

Cette formidable immédiateté et cette absence de distance, c'est par l'usage des codes du thriller que L'Histoire de Souleymane y parvient. Mais c'est encore une fois en contrariant l'intuition. En effet, tout tend à faire croire que l'on regarde un film de personnages - un film character driven -, et c'est bien ce à quoi on assiste, accroché à Souleymane. Mais ce récit est entièrement motivé, mis en mouvement, par la structure narrative du thriller - un film plot driven -. Et ce n'est pas un subtil équilibre trouvé par Boris Lojkine : c'est la fusion totale de ces deux approches de cinéma, parce que la crise du thriller est exactement la crise du personnage de Souleymane. Le personnage n'est qu'action, dans un récit qui n'est aussi qu'action. L'histoire de Souleymane est double, et pourtant elle n'est qu'une... Si ce n'est jamais, c'est alors du très rarement vu.

Déjà, en 2019, Camille avait confirmé la naissance d'un cinéaste au regard et à la méthode précieuse. Mais cela semblerait presque peu au regarde de ce que propose L'Histoire de Souleymane, pour lequel les mots manquent. Parce que cinéma ne dit pas, il montre, et plus il est bon, moins il est dicible. Alors, que dire quand même de la performance d'Abou Sangare ?

Une performance miraculeuse

Qu'elle est phénoménale. Et pourtant la caméra ne le filme pas autrement que les autres silhouettes, la photographie reste la même, et il n'y a aucun artifice mis en oeuvre pour le rendre plus grand, plus beau, plus charismatique, plus vrai qu'il ne l'est au naturel. Récompensé du Prix d'interprétation masculine de la section Un Certain Regard au Festival de Cannes 2024, Abou Sangare l'aurait eu aussi, sans contestation possible, dans la compétition officielle. Là où L'Histoire de Souleymane méritait très largement d'être sélectionné.

Abou Sangare, qui après sept ans en France et trois demandes de régularisation est toujours en situation, n'est pas livreur dans la vie mais mécanicien à Amiens. Quoi qu'il advienne, quelles que soient les récompenses qu'il a déjà eues et qu'il aura encore, il ne sera jamais la star des tapis rouges et ne tournera pas dans les grosses productions où les professionnels sont légion. Et pourtant, à 23 ans, il est la définition même de la movie star. Comme Léa Seydoux, ses silences disent mille fois mieux et plus long que n'importe quelle tirade. Comme Benoît Magimel, son regard et sa stature racontent une histoire qu'on ne saurait dire mais qu'on connaît tous, même sans l'avoir vécue. Que dire d'autre, sinon qu'Abou Sangare est un miracle, dans un film miraculeux ?

Plus que n'importe quel élan politique, plus que n'importe quelle perspicacité de n'importe quel récit performatif, plus que tout, L'Histoire de Souleymane réalise en 1h33 ce à quoi il faut autrement consacrer des décennies et des vies entières de labeur : débarrasser chacun de son indignité ordinaire et de son cynisme d'usage pour déterrer l'humanité indéfectible qui nous lie et nous sauvera tous.

L'Histoire de Souleymane de Boris Lojkine, en salles le 9 octobre 2024. Ci-dessus la bande-annonce.

Conclusion

Note de la rédaction

Thriller social à l'opposé du mélodrame et de la contemplation, "L'Histoire de Souleymane" est une oeuvre totale de cinéma dont l'émotion est aussi puissante qu'implacable. Abou Sangare, acteur non-professionnel titulaire du rôle-titre, livre une performance monumentale dans une réalisation dont la maîtrise est sans égale. Un chef-d'oeuvre.

Note spectateur : Sois le premier