Pourquoi le thriller policier de Damián Szifron "Misanthrope" est-il si réussi ? Parce qu'au-delà de son exploitation subtile et haletante des codes du genre policier, il est construit sur une critique très perspicace de la société contemporaine. Explications.
Misanthrope, au coeur du mal de nos sociétés
Presque dix ans après son très remarqué Les Nouveaux Sauvages, le réalisateur argentin Damián Szifron fait ses débuts en langue anglaise avec l'excellent Misanthrope, un thriller américain de haute volée qui raconte la traque d'un tueur de masse à Baltimore. Un thriller policier qui est une fiction, portée par Shailene Woodley et Ben Mendelsohn, mais qui frappe au plein coeur des problématiques contemporaines de la société occidentale. Si bien qu'on peut se poser la question : Misanthrope est-il un thriller policier ou une chronique politique ? Spoiler : il est les deux, et c'est sa perspicacité politique qui en fait un film policier unique.
Un thriller à suspense "classique"
Misanthrope s'inscrit dans la tradition des films de traque, une tradition où se distinguent des productions comme Le Silence des agneaux, Seven, Zodiac, Memories of murder ou encore le récent Limbo. Ici, un duo de flics, la street cop Eleanor Falco et le vétéran du FBI Geoffrey Lammark, se lance à la poursuite d'un tueur de masse, un tireur de précision qui un soir a abattu 29 personnes dans une tour d'appartements à Baltimore.
Leur enquête, perturbée par sa médiatisation et des autorités qui cherchent à protéger leurs réputations et intérêts, va conduire à d'autres événements dramatiques. Les faits sont difficiles à éclaircir, car le tueur recherché a un profil atypique, ni terroriste ni pervers, ni fou ni fondamentalement méchant.
Misanthrope tient en haleine son public et réussit son pari car il comprend et utilise parfaitement les codes du genre policier. Tout y est : un duo d'enquêteurs surprenant, des fusillades et des interrogatoires, des investigations compliquées par des supérieurs incompétents ou personnellement intéressés, et un mystère psychologique à résoudre : il faut pénétrer l'esprit du tueur, et parce qu'elle a un profil particulier, la jeune Eleanor Falco est la meilleure pour le faire...
Mais là où Misanthrope passe l'échelon supérieur, c'est en proposant la peinture d'une société telle que le tueur la voit, c'est-à-dire une société complètement pourrie, rongée de l'intérieur par son avidité, sa méchanceté, sa violence et son uniformisation à laquelle oblige le capitalisme.
Une chronique politique imparable
Il est indiqué assez tôt dans Misanthrope que le tueur n'a pas visé un type de population en particulier, n'a pas cherché à faire souffrir ses victimes - choisies au hasard -, et qu'il est par ailleurs méticuleux. Ainsi, plutôt que de s'attaquer à des personnes, il apparaît que c'est contre un système que le tueur fait ses actions. Si l'on retient cette idée le long de la découverte de Misanthrope, toutes ses séquences participent alors à documenter ce système.
Il y a les lieux, aussi importants pour l'enquête et la narration que symboliques : une tour résidentielle, un centre commercial, une déchetterie et un abattoir animal. Ces quatre lieux symbolisent, dans le désordre, une chaîne capitaliste : un lieu de vie, un lieu de consommation, un lieu de destruction et un lieu de production.
Il y a les différents suspects. D'abord le jeune lycéen qui, martyrisé à l'école et fasciné par la violence, pressurisé par la police, se jette par sa fenêtre. Puis les peintres ayant travaillé dans l'appartement depuis lequel le tueur a fait son massacre, travailleurs précaires soumis à un système économique brutal.
Il y a la population "générale". Dans le centre commercial, alors que le tueur n'y passe que pour trouver des vêtements, se laver et se nourrir, il est d'abord dénoncé à un agent d'entretien par un client qui trouve honteux qu'il se lave dans les toilettes. Peu après, alors qu'il récupère de la nourriture laissée sur un plateau d'un fast-food, il est moqué par deux femmes assises à une table non loin.
Il y aussi les médias, traditionnels et numériques, se jetant sur le sujet pour faire de l'audience en créant une monstruosité artificielle, et ce faisant rendant la situation plus explosive et dangereuse encore.
La société américaine mise à nu
Misanthrope dénonce ainsi le système capitaliste, et pour en livrer la meilleure critique, l'illustre par sa plus forte incarnation : la société américaine. C'est pourquoi le film montre une société envahie, noyée, étouffée par les armes à feu. Des armes anciennes dont le gouvernement a perdu la trace, des armes à la ceinture de suprémacistes blancs, des armes qui blessent les enfants et qui servent à tuer des innocents par dizaines...
Cette critique est par ailleurs rendue vivante dans le film lui-même. En effet, lors d'une scène de dîner, Geoffrey Lammark et son mari se disputent à propos des actions des États-Unis. Le premier y voit des bénéfices quand le second n'y voit que des maléfices. Enfin, et c'est sans doute l'adresse la plus contemporaine et neuve de cette critique, le phénomène de l'addiction est central dans Misanthrope. Et renvoie directement à la crise des opiacés qui frappe la société américaine depuis plus d'une décennie.
Ce sont ainsi tous ces éléments volontairement évocateurs d'une tragédie collective contemporaine qui, à la fois arrière-plan et sujet principal de Misanthrope, font de celui-ci un excellent thriller policier. Et un des meilleurs films sortis en 2023.