L'auteur de Taxi Driver met fin à cette théorie fumeuse (et il était temps)

L'auteur de Taxi Driver met fin à cette théorie fumeuse (et il était temps)

Paul Schrader a récemment mis un point final à une théorie aussi populaire que fumeuse sur un des plus grands films de Martin Scorsese, chef-d'oeuvre dont il a écrit le scénario : Travis Bickle est-il mort à la fin de "Taxi Driver", et l'épilogue du film est-il un rêve ?

Taxi Driver fait tourner les têtes

Monument du 7e art, Palme d'or à Cannes en 1976 et première consécration de Martin Scorsese et Robert De Niro, Taxi Driver est un film légendaire. Toujours vu, revu, analysé et commenté en permanence par la communauté cinéphile, l'histoire de Travis Bickle dans le New York des années 70 est ainsi connue de tous. Pourtant, pour de nombreux spectateurs, la conclusion du film n'est pas évidente. Pour rappel, Taxi Driver se conclut après une mémorable fusillade, sommet de violence, durant laquelle Travis Bickle sauve Iris et tue plusieurs personnes. Lui-même est grièvement blessé. Les images qui suivent, forme d'épilogue de Taxi Driver, montrent qu'Iris est retournée chez ses parents. De son côté,  Travis Bickle a survécu à ses blessures. Toujours chauffeur de taxi, il est devenu un héros local et prend pour une course Betsy (Cybill Shepherd), qui a changé d'opinion à son sujet.

Travis Bickle (Robert De Niro) - Taxi Driver
Travis Bickle (Robert De Niro) - Taxi Driver ©Warner Bros.

Cette conclusion, qui donne une fin au parcours de Travis Bickle et complète parfaitement la narration de Taxi Driver - s'arrêter au terme de la fusillade aurait été incompréhensible -, n'a néanmoins pas convaincu tous les spectateurs du film. En effet, nombreux ont été ceux qui ont vu pour cette séquence une interprétation libre, à savoir qu'en réalité les images montrées n'étaient pas la réalité, mais une sorte de fantasme, un rêve d'agonie de Travis Bickle avant que celui-ci ne décède de ses blessures. En d'autres termes, l'élaboration d'une théorie qui voudrait que Travis Bickle soit donc mort à l'issue de la fusillade.

Paul Schrader coupe court aux hypothèses

Le scénariste de Taxi Driver Paul Schrader, par ailleurs lui aussi grand réalisateur américain, a directement répondu à la question d'un internaute sur Facebook portant sur cette théorie.

Paul Schrader - Taxi Driver

À savoir donc si la dernière séquence est un fantasme de Travis Bickle mourant, Paul Schrader répond ainsi :

Ce n'était pas notre intention, mais c'est une interprétation légitime.

Évidemment, toutes les interprétations sont légitimes. Tous les auteurs et conteurs s'accordent à dire qu'une fois leur oeuvre transmise au public, libre à celui-ci d'en tirer et comprendre ce qu'il y ressent. Mais comme l'écrit le scénariste de Taxi Driver : "ce n'était pas notre intention". Et l'auteur de la question précise lui-même que Robert De Niro a aussi déclaré que cette fin fantasmée n'était pas ce qu'ils avaient, eux les créateurs, imaginé.

Libre toujours à chacun de tuer le temps à imaginer ce qu'est vraiment la nature de la séquence de fin de Taxi Driver. Mais pas non plus au mépris de la démarche narrative et cinématographique de Martin Scorsese. En effet, Taxi Driver n'est pas un thriller et n'est pas non plus un film à "twists". Cinéaste du Nouvel Hollywood, un cinéma qui tend intensément au réalisme et qui croit en la réalité de son discours, Martin Scorsese ne pratique pas un cinéma trompeur ou une narration non-fiable. Sauf s'il y est contraint par le genre.

Exemple : l'adaptation de Shutter Island, où son personnage principal se révèle cliniquement fou. Ou sinon, son remake d'Infernal Affairs, Les Infiltrés, dont la narration contient volontairement des angles morts pour créer la surprise. Mais mis à part ces deux films, il est très apparent que Martin Scorsese ne joue pas avec son public. Au contraire, il recherche plutôt avec lui une forme de vérité.

La narration de Taxi Driver est fiable

La même théorie a aussi été exprimée pour l'épilogue de The Dark Knight Rises. Suggérant ainsi que Bruce Wayne/Batman meurt au moment de l'explosion de la bombe nucléaire, et que ce qui suit est aussi le fantasme d'un homme en train de mourir. Mais c'est supposer que le metteur en scène passe alors radicalement et artificiellement d'une narration fiable à une narration non-fiable. En d'autres termes, Martin Scorsese comme Christopher Nolan auraient ainsi raconté une histoire "vraie", que le public doit croire, jusqu'à la quasi fin de leur film, avant de subitement montrer un épilogue "faux".

Un des films les plus exemplaires de l'usage de la narration non-fiable au cinéma est Usual Suspects, où toute l'histoire racontée se révèle finalement fausse. Pourquoi est-elle fausse et pourquoi ça fonctionne si bien ? Parce que la narration du film est confiée au faux personnage secondaire et finalement vrai personnage principal : Verbal Kint, aka Keyser Söze. Dans Usual Suspects, tout le monde est trompé par le récit de Verbal Kint : le public comme les personnages du temps présent du film, les flics qui l'interrogent.

Verbal Kint (Kevin Spacey) - Usual Suspects
Verbal Kint (Kevin Spacey) - Usual Suspects ©Pan-Européenne

La narration de Taxi Driver n'est pas faite par Travis Bickle. L'histoire de Travis Bickle n'est pas racontée par lui-même. Ses mots qui sont prononcés en voix-off ne sont pas un récit de sa situation mais des commentaires en direct de celle-ci. C'est donc bien le cinéaste Martin Scorsese et le scénariste Paul Schrader qui racontent cette histoire, par les images du premier et les mots du second. Et les deux hommes n'ont pas voulu mentir, tromper ou donner une illusion à voir à leur public. Il est évident que l'intention de Taxi Driver n'est pas d'être une fable, une imagination, mais bien le témoignage par la fiction de la réalité de la société américaine dans les années 70.

Dès lors, penser que l'épilogue puisse être une illusion de l'esprit de Travis Bickle mourant serait plutôt le témoignage d'une incompréhension de l'intention du film Taxi Driver. Ce serait aussi la suggestion que Paul Schrader et Martin Scorsese auraient délibérément trompé leur public pour le laisser dans une forme d'indécision, avec un brouillard narratif et une sensation indéfinie. Et c'est faire bien peu cas de ce que ces deux géants du cinéma ont entrepris depuis leurs débuts : représenter par de formidables fictions la réalité du monde.