Quentin Dupieux (Yannick) : "Je considère que c’est une prise d’otages de montrer un film"

Quentin Dupieux (Yannick) : "Je considère que c’est une prise d’otages de montrer un film"

Après l'avoir invité à participer à "Mandibules" et "Fumer fait tousser", Quentin Dupieux a écrit "Yannick" pour Raphaël Quenard. Une collaboration brillante, pour un film très réussi où le réalisateur et l'acteur renversent tout. On les a rencontrés pour parler art et authenticité, film "sans cinéma" et monologues oeuf-jambon-fromage...

Quentin Dupieux et Raphaël Quenard s'envolent

Il y a eu le duo Eric et Ramzy, il y a eu un pneu assassin, une étrange soirée au poste de police et une équipe de super-héros non moins étranges... Dans le formidable bestiaire des personnages de Quentin Dupieux, il faudra maintenant compter aussi avec Yannick, personnage principal du film du même nom. Un homme simple et un artiste complexe - ou l'inverse -, en tout cas un personnage très souvent attachant et parfois effrayant, un enfant qui cherche l'émotion pure et un grand gars en colère.

Yannick (Raphaël Quenard) - Yannick
Yannick (Raphaël Quenard) - Yannick ©Diaphana Distribution

En écrivant ce rôle pour Raphaël Quenard, qui après Chien de la casse se déploie à nouveau dans une très grande performance, l'auteur de Incroyable mais vrai a eu du flair. L'acteur, qu'on lui donne beaucoup temps ou seulement quelques minutes, comme dans Je verrai toujours vos visages, captive, invariablement, avec une présence rare dans le cinéma français. Si bien que, de "petit" film tourné en secret, loin des prestigieux festivals où Quentin Dupieux a présenté son précédent film et présentera son prochain, Daaaaaali !, Yannick pourrait bien devenir très grand.

Rencontre

Quel a été le point de départ de Yannick ?

Quentin Dupieux : J’ai écrit pour Raphaël, je me suis projeté en lui. On s’est tapé dans la main après une projo de Fumer fait tousser, on s’est dit : "Viens, on fait un truc tous les deux". On s’est dit qu'on allait le faire comme des arrachés,  sans personne, puis c’est quand même devenu un vrai film. L’objectif était vraiment : "Qu’est-ce que j’écris pour ce mec ?". J’adore Raphaël, il m’inspire quelque chose d’ancré, de réel. Ça m’emmène ailleurs. Tout ça, je le sais maintenant, ce n’était pas entièrement conscient quand on l'a décidé. C’est lui qui m’a emmené.

Raphaël Quenard : Mais comment tu as eu l’idée ? Je ne me souviens plus. C’était dans la voiture, tu écoutais la radio…

QD : J’écoutais France Culture dans la bagnole, ce qui m’arrive fréquemment. J’aime bien ça, écouter des mecs parler, même si c’est pas intéressant. Ça parlait de théâtre. Il n'y avait pas de lien immédiat avec Yannick. C’était un gars très sérieux qui défendait son bout de steak. Je roulais, ça parlait de théâtre, je suis dans mon imaginaire et là, boum, je suis rentré chez moi et j’ai écrit. Si j’avais écouté une émission sur les boulangeries, je lui aurais peut-être écrit un rôle de boulanger ! Un personnage équivalent, mais dans une boulangerie.

Raphaël, vous évoquez souvent le "panache" comme valeur cardinale chez vos personnages. Il se situe où Yannick, en termes de panache ?

Raphaël Quenard : Ah ! Sur le panache il est à 20 le Yannick. Il  fait sauter le compteur, il est au rupteur de panache. Si déjà tu te lèves dans une pièce, t’es au rupteur de panache, t’es à contre-courant du fleuve dans lequel t’es en train de te baigner.

Quentin Dupieux : Il a un courage monstrueux. Prendre la parole comme ça, même s’il n’y a pas énormément de spectateurs...

Interrompre une représentation, ça peut être légitime ?

Quentin Dupieux : Si t’as une parole, si tu déroules une pensée, je pense que oui. Si c’est l’équivalent d’un truc sur Twitter, un gars agacé qui veut décharger un petit morceau de haine, ça en revanche c’est irrecevable, partout. Ces mecs-là, il n’y a rien derrière. Un mec comme Yannick, il déroule, c’est ancré, c'est réel.

Raphaël Quenard : Et aussi, il prend le risque de se frotter lui-même à la création.

Quentin Dupieux : Voilà, il se met à leur place. Je trouve que si Yannick fonctionne, c’est parc que c'est un mec médiocre, mais brillant aussi, qui s’attaque à une représentation médiocre, donc c’est au même niveau. C’est pas un petit monsieur qui s’attaque à un grand classique. Ni l’inverse, pas un grand bourgeois qui vient critiquer du théâtre de rue. Ce sont deux médiocrités qui s’affrontent, et lui "prend le taureau par les cornes", comme Yannick le dit lui-même. Il s’y met parce qu’il a le feeling, la sensation qu’il peut faire mieux. C’est recevable si tu vas au bout.

Raphaël Quenard : Ils sont d’égal à égal. Et ce qui différencie une oeuvre d’art de ce qui n’en est pas une, la pièce que Yannick écrit et « Le Cocu » qu’il subit pendant le premier quart d’heure, c’est le fait qu’il pose son coeur sur la table, c'est le fait qu’il parle d’amour, qu’il essaye de faire des liens avec le réel. Le fait qu’il soit dans une connexion concrète, c’est ce qui fait sa magie, sa grâce. Et ça connecte avec le public !

Avec le public, et aussi avec les comédiens. Il les met dos au mur, et ça donne à un moment une formidable réaction de Paul Rivière (Pio Marmaï).

Raphaël Quenard : Tout à fait, il fait sa prestation et il en vient à être applaudi, hors de l’art. Sa vie a une plus grande teneur artistique que les projets auxquels il participe.

Quentin Dupieux : Complètement, comme si Yannick avait réveillé la bête. On imagine un mec qui s’est perdu sur un chemin merdique…

Les grands artistes sont honnêtes. Ce gars ne croit pas à la pièce qu’il joue, son jeu est malhonnête, plein d’effets, il attend que le public rigole. Aucune sincérité, ça rame, c’est merdique, personne dans la salle… Et, d’un coup, il redevient sincère et il se déploie. C’est ça faire de l’art.

Paul Rivière (Pio Marmaï) - Yannick
Paul Rivière (Pio Marmaï) - Yannick ©Diaphana Distribution

Pas d'art sans authenticité, sans se mettre à nu ?

Raphaël Quenard : C'est ne pas mentir.

Quentin Dupieux : Évidemment, tu peux te perdre, tu peux faire des projets pour des mauvaises raisons. Je te dis n’importe quoi mais, Amazon demain qui dit « vas-y, t’as trente barres, fais n’importe quoi», je vais peut-être me perdre, parce que le chèque va me donner envie de faire le film. Je vais pas citer de noms, mais ça arrive à des grands cinéastes, des grands auteurs, de se perdre dans un film de plateforme. Parce qu’ils ont des moyens illimités, ils le font pour une raison un peu tordue, et ça fait pas leur meilleur film. Quand tu fais les mauvais choix, tu perds ta sincérité.

Raphaël Quenard : La façon du tu as fait ce film, elle est "à l’os". Tu t’es aussi donné des contraintes faramineuses.

Quentin Dupieux : Complètement. J’ai un fantasme qui date, j’ai commencé avec Nonfilm, un film sans cinéma. Pas de montage, pas de musique, pas de sons additionnels, des plans-séquences et que du réel. Je voulais même pas que ce soit « bien » filmé. Au bout d’un moment, je regardais même plus ce que je filmais, tant j’étais en quête de sincérité. Pas de gars qui parle, un autre qui parle, paf la musique, le plan de la maison…

Tous ces trucs redondants qui font chier et qui font que le cinéma, si tu ne te poses pas de questions, devient vite un petit truc merdique que n’importe qui peut reproduire. Toutes ces petites méthodes, même avec une super histoire, si tu mets pas d’élan dedans ça devient un téléfilm. Clac clac, hop, super, là le mec marche ok on fait un travelling… C’est très ennuyeux.

On se perd un peu mais bref, Raphaël a raison sur ce film-là, j’ai ce truc qui me brûle d’aller à l’essentiel, me foutre à poil. Plus de gadgets, plus de bricolage, que l’essentiel, à savoir des comédiens qui deviennent des personnages et racontent quelque chose. Je ne veux pas frimer en disant que c’est ce qu’il y a de plus dur à faire, mais cette simplicité est fatale pour tout le monde. Les comédiens, ils se retrouvent à poil. S’il y en avait un qui avait été mauvais, je ne pouvais rien rattraper au montage, ils sont filmés en entier, tout le temps.

Yannick
Yannick ©Diaphana Distribution

Vos comédiens, justement, c'est toujours un vertige de voir de bons interprètes jouer des personnages qui sont de mauvais comédiens.

Quentin Dupieux : C’est la même sincérité. Si on l'’avait abordé en cynique, on aurait fait un sketch des Inconnus. Avec des personnages un peu invisibles. Pio explique qu’il l’a joué de manière hyper sincère. Il appuie les effets, mais c’est un langage qui existe, celui du théâtre de boulevard.

Raphaël Quenard : Et l’écriture aide à être mauvais ! C’est quand même un délice de pouvoir franchir la ligne.

La justesse c’est un fil, mais la fausseté c’est une poutre, tu peux marcher, courir, faire du vélo dessus, tu peux te régaler, cabotiner, partir dans des délires, ajouter des gestes… C’est justement là où on retrouve les artifices.

Quentin Dupieux : Ce que j’ai vu du boulevard, ça ressemble à ça, et c’est un langage. Pour eux, il y a une petite part de jeu, Blanche s’est bien marrée à surjouer. Mais je vois qu’ils l’ont fait de manière sincère, pas comme un sketch. Les personnages existent, donc quand ça dérape, c’est réel. Sans ça, on allait dans le mur. Il fallait que cette pièce « Le Cocu » existe, qu’on y croit, qu’on voit que ces comédiens l’ont bossée. C’est là où Pio est magistral. On sent qu’il a eu des rires à un moment, d’autres soirs, donc il les attend !

Quentin, jamais dans votre filmographie, où il y a une dimension chorale, collective, vous ne vous étiez concentré sur un seul et unique personnage.

Quentin Dupieux : Tout à fait. La troupe, chacun a sa petite participation, c’est une autre saveur. Là c’est vraiment pour Raphaël, donc la focale est sur ce personnage. Ça a même remis en question mon rapport au temps. Je sais que je fais des films ramassés, je suis comme Yannick, je considère que c’est une prise d’otages de montrer un film. J’enlève le gras pour ne pas enfermer les gens trop longtemps. Mais même là je suis sidéré de voir à quel point un personnage peut traverser tout ça en si peu de temps à l’écran.

Yannick est ainsi le maître total du film, le temps du récit est son propre temps.

Quentin Dupieux : Le côté temps réel donne ça aussi, on a l’impression d’être avec eux. On vit une heure qui paraît plus longue, parce que c’est une prise d’otages. Il y a trois ellipses, mais tout le premier tronçon, c’est du temps réel. Il nous est arrivés de tourner des séquences de 15 minutes, presque pas remontés.

Raphaël, quelle sensation domine quand on tient le rôle-titre d'un film de Quentin Dupieux ?

Raphaël Quenard : Le plaisir, le plaisir ! Comme je suis fan de l’artiste, j’ai une adhésion à l’univers que je n’ai pas eue avec beaucoup de réalisateurs. C'est un cadeau cette trajectoire, ce personnage. Après, il a fallu être sérieux. Mes premiers monologues, ce sont de belles tartines, les attaques sont brutales, entières, complètes. Oeuf - jambon - fromage dès le départ ! Galette de sarrasin en pleine poire dès la première assiette. C’était une chance, un cadeau.