Sélectionné en compétition au Festival de Cannes 2022, dont il est reparti auréolé du prix du scénario, "La Conspiration du Caire" est un thriller brillamment mis en scène mêlant espionnage, conflits d'idéologies religieuses, secrets politiques et perte de l'innocence. Nous avons rencontré son auteur et réalisateur Tarik saleh, pour l'interroger notamment sur la matière personnelle qu'il y a mise, et son exploration des thèmes de la connaissance et du secret.
La Conspiration du Caire, un brillant thriller d'espionnage
Sorti au cinéma le 26 octobre 2022, La Conspiration du Caire est le 5e long-métrage de fiction du cinéaste suédois Tarik Saleh. Cinéaste de fiction, mais aussi très célèbre graffeur de la fin des années 80, animateur (Metropia), éditeur et journaliste, documentariste... Il n'est ainsi pas étonnant que son art en général et son cinéma en particulier explorent le genre du thriller, où il déploie avec brio des enquêtes, des complots, des dissimulations et des révélations. La réalité, et surtout les vérités qu'on en tire, semblent en effet au centre de ses préoccupations.
Après Le Caire confidentiel, thriller policier et grand succès critique de 2017, Tarik Saleh revient dans la capitale égyptienne avec La Conspiration du Caire. Un thriller d'espionnage dans lequel on suit Adam (Tawfeek Barhom), un jeune homme aux origines modestes et nouvel étudiant de l'université des sciences islamiques Al-Azhar, qui se destine à devenir imam.
Là, il va se retrouver pris dans une machination concernant l'élection du nouveau Grand Imam de la mosquée Al-Azhar, soit la plus haute autorité religieuse de l'islam sunnite. Dans cet environnement inédit au cinéma, Tarik Saleh met en scène un thriller d'espionnage de très haut niveau. Celui-ci nous conduit aussi dans les arcanes du pouvoir égyptien, avec le personnage d'Ibrahim, colonel de la Sûreté d'État incarné par son acteur fétiche (Fares Fares), en même temps qu'il livre une fable élégante et cynique sur la perte de l'innocence. Nous l'avons rencontré.
Le film que Tarik Saleh voulait faire
Tarik Saleh : Je n’ai fait aucun compromis sur ce film. Sur mes autres films, même Le Caire confidentiel, il y a des choses que je voulais faire mais je n’ai pas pu. Sur celui-ci, il n’y a aucun compromis. Les producteurs me disaient : « Il faut qu’on fasse ce film. » Mais non. On n’a pas le « devoir » de le faire. Mais si on le fait, je veux tout ce que je demande, sinon ça ne vaut pas le coup. Et j’écrirais le roman à la place. Je voulais vraiment l’écrire, c’est que je voulais faire. Alors je leur ai dit, lisez bien le scénario, parce que les producteurs vont toujours dire : « Je vois que tu as écrit « des milliers d’étudiants ». On ne peut pas changer pour « des centaines d’étudiants » ? » (rires). L'université Al-Azhar est si grande… Il y a au moins 300 000 étudiants. Comment décrire ça dans un film ?
Une fois le film terminé, lors de la projection à Cannes, je ne savais pas si les gens aimeraient ou pas. Mais ce qui était sûr, c’est que j'ai vu exactement le film que je voulais faire. Ce n’est pas de la fierté, mais plutôt… Je suis content de l’avoir fait, parce que sinon il n’existerait pas.
Matière personnelle et tragédie de la connaissance
T. S. : Pendant l’écriture, il y a une lutte constante. Une lutte entre l’intrigue, qui est la fiction, et les personnages, qui sont la vérité. L’intrigue et le genre, c’est un contrat entre l’auteur et le spectateur. Je promets quelque chose. Par exemple, si quelqu’un meurt, évidemment cet événement sera résolu. Mais la dimension existentielle du film est la plus importante pour moi et il y a une matière personnelle. En tant qu’enfant d’immigrés, on porte toujours ces histoires familiales. Mon père me le rappelait chaque jour : « Regarde, de l’eau courante. C’est parce que tes grands-parents se sont sacrifiés pour que tu y aies accès. Tu as à manger, tu le dois aussi à tes grands-parents. »
Cette histoire-là, c’est un lourd bagage qu’on porte toute sa vie. Ma grand-mère a joué un rôle central dans l’histoire de ma famille. Avec mon grand-père, ils ont été les deux premiers de leur village à recevoir une éducation. Et je pense toujours à l’aventure que ça a dû être de quitter leur village. Quelles étaient les conversations avec ses parents, qui ne savaient ni lire ni écrire ? Comment les a-t-elle convaincus ? Comment leur a-t-elle fait comprendre la valeur d’une éducation ? Elle est ensuite devenue professeure, et avec mon grand-père ils enseignaient aux enfants dans un petit village de pêcheurs. Mon père me demandait donc : « Que vas-tu faire pour les rendre fiers ? » La pression était énorme.
Je me suis demandé : "Quel a été leur véritable sacrifice ?" Et je pense que ce sacrifice est celui de l’innocence. Quand on a la connaissance, on se dit que c’est super, mais c’est aussi déprimant. La connaissance peut faire de vous un complice, un corrompu, un responsable. Et la connaissance peut vous isoler. À combien de dîners ai-je pris part, où les gens commencent à parler, par exemple, de l’islam, et où je me demande « est-ce que j’ouvre la bouche ? Ou est-ce que que je préserve la bonne ambiance ? ».
Les gens parlent, mais sans connaître les bases, sans percevoir la complexité, en ignorant que ça ne se résume pas à « c’est bien ou c’est mal ». Et à l’inverse, si je suis en Egypte, je vais entendre des affirmations sur l’Occident, comme si les gens y avaient vécu. Ils ont entendu des histoires, on leur a raconté des choses, mais en réalité ils ignorent cette réalité. Les occidentaux ne sont pas riches, il luttent, ils sont en dépression, comme ici. Je crois que chacun veut se convaincre qu’il a raison et qu’il est vertueux, et la vérité de l’expérience humaine se situe souvent entre ce qu’on aspire à être et ce qu’on est réellement. En termes dramatiques, c’est ce qu’on appelle « la faille tragique ». Et c’est ce que nous sommes, cette faille.
La Conspiration du Caire, un thriller de dilemmes
T. S. : La Conspiration du Caire m’est donc très personnel, et c’est ce vers quoi je reviens toujours, ce sacrifice personnel. Par ailleurs, pour le personnage d’Adam, quand on est musulman et très observant, le point le plus central est que Dieu a écrit votre destinée dès votre naissance. Ce qui signifie qu’il ne faut jamais questionner les événements, même les plus terribles. Il faut les accepter, parce que Dieu a un dessein plus grand pour vous. J'ai travaillé avec un imam pour les aspects théologiques du scénario. C’était durant la pandémie de COVID, et je lui ai demandé s’il l’avait eu. Il m’a répondu « Oui, Dieu merci. Et une forme assez grave, Dieu merci. » Quand vous croyez vraiment, vous êtes reconnaissants des malheurs qui vous arrivent.
Adam est aussi comme ça, quoi qu’il arrive, il remercie Dieu. Il ne comprend pas pourquoi ça lui arrive, il ne comprend pas le plan, mais il comprend qu’il existe un plan pour lui. Ibrahim vit aussi ça, en se posant les questions : « Pourquoi dois-je faire ça ? » « Faut-il que je trahisse mon ami ? », « Comment puis-je le trahir pour au final faire quelque chose de bien ? ». Finalement, il se convainc lui-même qu’il fait la chose à faire, moralement parlant, sans que ce soit son choix.
Un thriller d'espionnage qui ne "ment" pas
T. S. : L’autre aspect que je souhaitais explorer dans La Conspiration du Caire, c'est la dissimulation dans la narration. Je suis un grand lecteur et admirateur de John Le Carré, mais il faut dire qu'il "ment" au lecteur. C’est très bien en littérature, mais c’est très difficile à faire dans un film, car on perd la confiance du spectateur. En travaillant l’histoire d’Ibrahim, je me suis donc demandé comment ne pas dissimuler ses manoeuvres…
Ibrahim ne dira jamais à Adam quelle est sa véritable mission. Mais si on s'arrête là, ça veut dire qu’il ment aussi au spectateur, qu'on ne peut pas le croire et qu'on va finalement se sentir manipulés. Comment faire ? La solution a été de montrer que, quand Zizo son premier informateur meurt, il veut vraiment savoir qui l’a tué, et c'est ce qu'il dit. Il dit donc la vérité, mais pas toute la vérité, la grande vérité, qui est de placer une certaine personne à la tête de l’université.
J’aurais vraiment aimé écrire le livre, parce que j’aurais ainsi pu « mentir », dissimuler plus. D’une certaine manière, le cinéma est un média "non-intellectuel". C’est un enchaînement de moments, et on ne peut pas s’arrêter pour se demander si le personnage pensait vraiment ce qu’il a dit ou s’il signifiait autre chose, au risque de rater la suite...