Œuvre sublime de Krzysztof Kieślowski, "Trois couleurs - Rouge" est le dernier film du réalisateur. Après le tournage, le cinéaste avait annoncé ne plus vouloir réaliser, et il décéda peu de temps après le 13 mars 1996.
Rouge, sublime dernier opus de Trois couleurs
Après le très beau film La Double Vie de Véronique (1991), le réalisateur franco-polonais Krzysztof Kieślowski s'est lancé dans un projet pour le moins ambitieux. Il part de la devise de la France "Liberté, Égalité, Fraternité" pour proposer la trilogie Trois couleurs dont chaque film a pour terme l'un de ces termes (parfois détourné).
Dans le premier volet, Bleu (septembre 1993), une femme perd son mari et sa fille dans un accident de voiture. Dans le second, Blanc (janvier 1994), une femme divorce de son mari, un Polonais immigré. Enfin, le troisième opus, Rouge (septembre 1994), met en scène une mannequin qui fait la rencontre d'un homme âgé et isolé qui espionne les conversations téléphoniques de ses voisins.
Inutile d'en dire davantage sur l'histoire de ces films, tant l'œuvre de Kieślowski s'avère complexe, sensorielle, poétique. Des films qui questionnent et qui laisse à chacun sa propre interprétation des choses. Et même si Trois couleurs est une trilogie, les trois récits restent indépendants les uns des autres. Ils peuvent également se dissocier par l'image, avec une photographie dominée à chaque fois par la couleur du titre.
Rouge est alors peut-être le plus bouleversant et marquant visuellement. Déjà sublime dans La Double vie de Véronique, Irène Jacob captive dans chaque plan, qu'elle soit seule ou aux côtés de Jean-Louis Trintignant. Et avec le recul, ce film a tout d'une œuvre testamentaire de Kieślowski...
Un tournage complexe pour la trilogie Trois couleurs
Réunissant des extraits de plusieurs ouvrages, le site de la Cinémathèque revient sur la production de la trilogie de Trois couleurs. Krzysztof Kieślowski lui-même y intervient pour évoquer la genèse du projet, son travail avec le scénariste Krzysztof Piesiewicz, mais également avec ses acteurs. On y apprend ainsi les difficultés de tournage de la trilogie. Le cinéaste passant d'un film à l'autre avant même d'avoir terminé le montage du premier.
On a commencé par le tournage de Bleu, de septembre à novembre 1992. Le dernier jour, nous avons commencé Blanc, car au tribunal on voit des personnages des deux films ensemble. Comme il est très difficile de tourner dans un tribunal à Paris, il fallait en profiter. On a tout de suite fait 30% de Blanc, car la première partie se passe à Paris. Ensuite, nous sommes allés en Pologne pour le terminer. Après dix jours de repos, nous avons rejoint Genève pour Rouge, dont le tournage en Suisse a duré de mars à mai 1993.
Des propos confirmés par Irène Jacob en bonus de l'édition 4K de Trois couleurs proposée par Potemkine.
Quand il a réalisé Bleu, Blanc, Rouge, il montait Bleu pendant qu'il tournait Blanc. Puis il terminait Bleu en tournant Rouge, tout en montant Blanc. Il n'avait pas de répit.
Si Krzysztof Kieślowski a enchaîné de la sorte les trois films, c'est parce qu'ils s'entrecroisent avec des personnages qui apparaissent ici et là. Une méthode de travail exigeante mais qui aurait été le réalisateur à y voir plus clair. Le final de Rouge ramène d'ailleurs les protagonistes de Bleu et Blanc, dont ceux interprétés par Juliette Binoche (Bleu) et Julie Delpy (Blanc).
Mais bien que les longs-métrages soient assez différents, le cinéaste estimera Rouge comme celui étant "le plus proche de (lui)". Jean-Louis Trintignant pouvant d'ailleurs être vu dans le film comme une représentation du réalisateur. Une sorte de marionnettiste qui observe et tire les ficelles de la vie des protagonistes autour de lui...
Krzysztof Kieślowski à bout de souffle
Le réalisateur s'est grandement impliqué pour ce film, et "dans la mesure où (il) apportait beaucoup, tout le monde était prêt à lui donner beaucoup. Il est certain qu’il s’épuisait dans cet échange, qu’il ne le faisait pas de manière égoïste ni théorique, mais de tout son cœur" témoignera le producteur Marin Karmitz. Krzysztof Kieślowski sortira alors du tournage de Trois couleurs - Rouge épuisé, décidé d'arrêter ensuite sa carrière de metteur en scène, sans pour autant fermer totalement la porte au cinéma.
C’est un métier extrêmement difficile : il est très coûteux, très fatigant, et apporte peu de satisfaction au regard de l’énergie dépensée. Je n’ai plus envie de travailler comme metteur en scène. J’espère que je ne le ferai plus. Je crois que je pourrais être monteur, mais ça ne m’intéresse pas de couper des scènes tournées par un autre. Je pourrais peut-être écrire un scénario, si un jour quelqu’un me le demande.
Irène Jacob raconte elle aussi la fatigue du réalisateur en rappelant l'annonce, avant le Festival de Cannes, que Rouge serait le dernier film de Kieślowski.
Il s'était tué à la tâche aussi, il a énormément travaillé. (...) Il disait : "Je n'ai plus la force d'aller sur un plateau". Et là, je pense qu'il avait vraiment des problèmes. Il était, je pense, très fatigué et essoufflé. Certains ont dit que c'était une posture. Mais c'était tellement injuste. Il se disait qu'il allait peut-être continuer en écrivant et en offrant ses scénarios à des jeunes réalisateurs. Il disait qu'il aimait bien écrire, le montage, mais d'aller sur un plateau, il ne se sentait pas.
Après une première crise cardiaque durant l'été 1995, Kieślowski est décédé brutalement le 13 mars 1996 à 54 ans d'une nouvelle crise cardiaque, dans un hôpital de Varsovie. Le cinéaste avait pourtant un autre projet. Peut-être n'allait-il pas le réaliser. Il avait en tout cas amené peu de temps avant sa mort un scénario à son producteur. Il s'agissait du premier volet d’une trilogie sur le paradis, l’enfer et le purgatoire. Et il avait commencé par le paradis.