Avec We Blew It, le critique et historien Jean-Baptiste Thoret réalise son premier film documentaire. Dans la lignée de son travail de spécialiste du cinéma américain des années 1960 et 1970 (entre autres), il embarque dans un voyage au cœur de l’Amérique actuelle, où résonne encore cette période d’âge d’or. De ses rencontres de cinéastes de cette époque (Michael Mann, Peter Bogdanovich, Paul Schrader, Tobe Hooper, Charles Burnett, Jerry Schatzberg…) et de la population locale, se pose alors la question : mais comment d’Easy Rider sommes-nous arrivés à Donald Trump ? Venu présenter son film à Deauville en première mondiale, nous en avons profité pour l’interroger sur son approche, mais également sur sa vision du cinéma actuel.
Comment est venu ce projet de sillonner l’Amérique ?
La question des années 1960 et 1970 m’a toujours hantée dans ma vie professionnelle. Que reste-t-il de cette période ? De ceux qui l’ont vécu ? Quel regard ont-ils dessus ? Et pourquoi, moi, je vis dans un monde mélancolique et inconsolable de cet âge d’or là ? Ensuite, je ne sais plus qui de Daney ou de Truffaut disait, mais on ne va pas vers les films, c’est le contraire. Faire un film documentaire, c’était pour moi faire une sorte de rétrospective et de point final de ce que j’avais fait pendait une vingtaine d’années. Et en même temps, cela me permettait de m’ouvrir à quelque chose de nouveau. À savoir, faire de la mise en scène, dire les choses sans écrire ni parler, mais avec des moyens de cinéma.
Pourquoi avoir opté pour le documentaire plutôt que la fiction ?
En fait pour moi la distinction est très étrange. Il y a beaucoup de films de fictions qui s’apparente à du documentaire. Comme French Connection de William Friedkin, qui en dit énormément sur le New York des années 1970. J’avais surtout envie de faire un film dont la matière serait documentaire. Ce qui n’est pas exactement la même chose. L’envie de dire des choses, de les faire sentir par la mise en scène, en plus de ce que les gens dans le film allaient dire. Ce qui peut être compliqué, car dès que des gens parlent, on a l’impression d’être porté par eux. Ce qui n’est pas du tout le cas.
L’approche est particulière puisque vous parcourez l’Amérique comme dans un road-movie.
Pour comprendre l’Amérique d’aujourd’hui, qui va parler de celle d’hier, il faut prendre la route. Donc évidemment, le film a commencé comme un road-movie. Cela m’a permis de comprendre, ou du moins de ressentir, à quel point la période des années 1970 est celle de l’émergence du road-movie. En tout cas de son succès. Et je trouvais alors amusant d’en faire un, à une époque où le road-movie est devenu impossible. C’est notamment pour ça que le film n’est pas géographiquement logique et cohérent. C’est plutôt un road-movie mental.
Pourquoi « We Blew It » ?
« We Blew It » c’est une phrase que prononce Peter Fonda en 1969 dans Easy Rider. C’est quelque chose qui m’a toujours intrigué. Une manière d’anticiper la fin de l’âge d’or avant même son commencement.
Est-ce que le film a évolué au fil de ce voyage ?
J’ai écrit le film en trois fois. D’abord à la préproduction, au moment de l’écriture, quand on est seul devant sa feuille de papier avec ses idées et ses films en tête. Ensuite, un deuxième film est apparu pendant les repérages et le tournage. Et enfin, j’ai réécrit le film une troisième fois, au moment du montage. Donc entre l’idée de départ et ce qu’est We Blew It à la fin, l’évolution est importante. Je pense qu’il m’a fallu ce temps pour comprendre exactement ce que je voulais faire.
Notamment par rapport à la prise de fonctions de Donald Trump ?
Tout à fait. Durant mes premières étapes d’écriture, Trump n’était pas dans ma ligne de mire. Je voulais vraiment parler de cet âge d’or enchanté. En me questionnant sur, pourquoi il s’arrête, et s’il ne s’agit pas d’une mythologie européenne, à laquelle j’ai contribué en écrivant des livres dessus évidemment. Mais au moment de mes repérages, lorsque je traversais l’Amérique tout seul, je me suis rendu compte que le pays était chauffé à blanc et sous tension par rapport aux élections. Beaucoup de gens que je rencontrais avaient envie de me parler de ça. Le hasard de l’histoire m’a amené quelque chose, une espèce d’accident que je devais intégrer et qui allait me donner l’arc total du film.
La première phrase du synopsis du film dit : « Comment l'Amérique est-elle passée d'Easy Rider à Donald Trump ? »
C’est une façon un peu simplifiée, mais assez juste, de voir les choses. Sauf qu’on arrive à Donal Trump, déjà lorsque Reagan est élu. C’est pour ça que dans le film cela va si vite entre les deux. Parce que rien n’a changé quasiment depuis, en Amérique et partout dans le monde. Il s’est construit au début des année 1980, avec Reagan, la négation des années 1970, l’industrie du cinéma, le blockbuster, le capitalisme… Et maintenant, le monde dans lequel on vit patine et fait du surplace. Et finalement, mon intégration de Trump m’a amené à minimiser l’importance du cinéma. Alors qu’au début, il s’agissait beaucoup plus d’un documentaire sur ce medium.
Justement, vous faites intervenir autant de cinéastes que de personnes lambda.
Ce qui m’intéresse, c’est quand le cinéma et le monde se confondent. Cela me semble d’autant plus important aujourd’hui, où parler de l’un ne revient plus du tout à parler de l’autre. Or, c’était ça l’âge d’or. C’était regarder des films et en parler. Aujourd’hui, ce n’est plus important de parler de cinéma. Et puis, personnellement, ce que j’aime beaucoup avec les Etats-Unis, c’est que la fiction et la réalité se mélangent. On le voit avec les films de John Ford par exemple. Alors qu’en France et en Europe, on a moins ça. Comme on est plus littéraire, on distingue les deux. Pour les Américains la fiction fait la réalité, et vice-versa. C’est aussi pour cette raison que je demande aux cinéastes de s’exprimer sur le monde de l’époque. Parce que ce sont des cinéastes, mais d’abord des citoyens. C’est pourquoi je leur accorde la même place qu’à tous les intervenants. Il n’y a pas de hiérarchie dans le film.
Votre voyage a duré plusieurs mois, quelle matière aviez-vous en rentrant ?
De retour du tournage, j’avais 145 heures de rush. J’ai fait un premier montage de neuf heures, puis un autre de trois heures, avant d’arriver à un peu plus de deux heures. Si j’ai réduit autant, c’est aussi parce que je ne voulais pas répéter des choses que j’avais déjà écrites. Il faut bien comprendre que le film arrive après tout mon travail de critique et d’écrivain. Donc je n’allais pas repartir comme si c’était la première fois que je traitais du sujet. Bien sûr, les cinéastes rencontrés m’ont dit des choses très intéressantes. Mais je préfère inclure quelques-uns de ces entretiens dans le bonus DVD.
Justement, tous ces entretiens se différencient dans leur traitement.
L’idée était simple, je voulais confronter certains de ces cinéastes à des lieux particuliers. Voir Jerry Salzberg cavaler dans les rues de New York, qu’il connaît par cœur, et arriver à Needle Park pour montrer ce que c’est devenu, ça allait forcément provoquer des souvenirs différents. Pareil avec Charles Burnett. Je ne voulais pas être chez lui, mais qu’on prenne la voiture et qu’il m’emmène dans un endroit de son choix. Ce qu’il me raconte devant les tours de Watts à Los Angeles, ça arrive parce que cela fait deux jours qu’on est ensemble et qu’on a fait tout un trajet pour arriver là. J’ai aussi de longues séquences de route avec Tobe Hooper, où il parle de manière beaucoup moins académique. C’était la magie de la route. Et puis il y a quelqu’un comme Bogdanovich, qui est l’incarnation du vieil Hollywood, avec ce côté hors du temps à la Sunset Boulevard de Billy Wilder. Le mettre devant une piscine ouverte, un peu décrépit, dans un lieu qui est son fantasme hollywoodien, ça raconte très bien ce qu’est ce personnage.
Dernièrement vous avez été assez critique par rapport à la cinéphilie d’aujourd’hui.
Non, je n’ai pas dit qu’il n’y avait plus de cinéphile. Je pense même que les cinéphiles d’aujourd’hui sont encore plus hardcore que les précédents. Ce qui me désole, c’est la disparition de la classe moyenne. Celle qui tenait ensemble le cinéphile exigeant et « l’honnête homme », au sens de Robert Musil. On arrive à un moment où, on a des cinéphiles qui consomment les revues, qui vont à la Cinémathèque, s’informent énormément. Et de l’autre côté il y a la masse qui consomme des blockbusters et des films de super-héros. Sauf que ce cinéma américain actuel, c’est un cinéma d’âge mental douze ans qui n’a jamais été aussi mauvais. Pour ce qui est du cinéma français, il y a quelques films intéressants, ici et là, mais quand on prend le box-office, ce qui marche, ce sont des comédies consternantes.
On produit un cinéma esthétiquement nul, inoffensif, qui ne raconte plus rien. Alors que le cinéma a toujours été un art populaire avec un but. Du moins le cinéma américain et italien des années 1970 que j’ai toujours adoré, qui avait cette magie de faire un art populaire et d’auteur en même temps. La beauté du cinéma, c’est quand il peut apprendre le monde à des gens qui ne sont pas de milieux favorisés. Quand on perd ça, il y a un vrai problème de la raison d’être du cinéma. Et je pense qu’on en est là. Donc c’est beaucoup plus grave que la question des cinéphiles, qui eux continueront toujours d’exister, tout comme il y a des spécialistes de la musique classique ou du jazz. Mais le cinéma doit parler aux gens du peuple, au sens noble du terme. Ce qui m’inquiète, c’est la disparition du tampon et du lien entre ces deux catégories de spectateur. La disparition de la classe moyenne.
C’est en quelques sortes ce que dit Paul Schrader à la fin du film
Oui. Même si je ne suis pas totalement d’accord avec lui lorsqu’il dit que les films sont aussi bons qu’hier. Mais il note qu’il n’y a plus de spectateurs pour ça. Parce que l’industrie a fabriqué des spectateurs qui ne sont même plus capables de voir des bons films. Et tout le problème est là. Dans dix ou quinze ans, quand on aura fabriqué une génération abreuvée de ce type de films, comme on n’a pas les goûts qu’on veut, mais les goûts qu’on peut, qu’est-ce que cela va produire ?
Vous ne pensez pas que la critique peut encore guider le public ?
Aujourd’hui, les critiques de cinéma, les émissions à la télévision ou à la radio, il n’y en a quasiment plus. Et il suffit de parler aux gens autour de soi pour se rendre compte que le cinéma est une langue qui devient totalement étrangère pour la plupart. Mais parce qu’on a fabriqué cette idée que la critique était un exercice du retard, qui prend son temps, de la distance, de la réflexion. Tout le contraire de l’industrie qui est dans la vitesse et la consommation immédiate. Après, le spectateur est quand même co-responsable de ça. Si on avait des regards un minimum éduqués, on ne supporterait pas plus de 3-4 films de super-héros. Or ça fait dix ans qu’on en voit. Comment se fait-il qu’on en soit encore là aujourd’hui ?
Vous dites cela en tant qu’amoureux du cinéma américain et notamment de genre.
J’ai toujours aimé le cinéma américain qui s’avance sous le couvert du genre. C’est une façon de tendre la main au public populaire pour dire des choses universelles et intelligentes. C’est ce qui me touche personnellement. Je dirais même que, d’une certaine manière, l’intelligence des films américains me touche davantage que le côté intello des films européens. Seulement aujourd’hui, cette place est réduite à néant. On cite toujours James Gray, Wes Anderson, David Fincher, Michael Mann qui a plus de 70 ans… Ils sont une poignée. C’est l’arbre qui cache la forêt et c’est vraiment inquiétant pour le cinéma américain d’aujourd’hui.
Cela peut-il être lié à notre époque où tout devient accessible ?
Je pense qu’avoir accès à tout, c’est avoir accès à rien, et inversement. La totalité et le néant, c’est pareil. Mais le problème n’est pas tant d’avoir accès à tout, plutôt l’absence de passeurs. Ces gens qui vous disent qu’au cinéma il y a une différence entre voir et regarder, et qu’il faut y passer du temps, qu’un film se mûri, se revoit. Or le mouvement de la critique, et donc de l’intelligence et de la formation d’un regard, va contre le mouvement général d’aujourd’hui. On est dans la vitesse, le tweet, la consommation. On pourrait, en théorie, avoir accès à tout. Mais il faut les armes pour gérer cet accès.
On est davantage dans la consommation, disons, par principe.
Je suis d’accord avec vous. Avant, le désir participait à l’expérience du film. Lorsqu’on est dans l’attente, on peut fantasmer un film qui n’existe pas vraiment. Et parfois, il vaut mieux revoir un film cinq fois, que cinq films une fois. Mais c’est l’air du temps, qui touche toute la culture, contre lequel il est extrêmement dur de lutter. On se retrouve alors avec une tendance générale de la cinéphilie qui est de se replier sur elle-même, avec des blogs, des revues, des émissions de radio qui toucheront un cercle réduit. Et puis il y a ceux dans le déni, qui dise que tout va bien. Moi je pense que la maison brûle. Prenez l’exemple des exploitants de salle. Ils sont sur un modèle complétement fini. Ils pensent encore que la salle est un lieu capital et sacré pour la génération actuelle. Mais ça ne l’est plus du tout avec les Netflix et Amazon qui débarquent en nombre. Dans deux ou trois ans, pour la génération qui vient, et même en partie pour moi, voir un film ce sera sur une plateforme ou un écran de télé plutôt qu’au cinéma. Il y a un déni que je trouve étrange, mais qui concerne tout le monde. Exploitants, critiques… C’est un problème beaucoup plus large.
C’est aussi pour cela que vous avez arrêté le métier de critique ?
Pas vraiment. J’ai fait ça pendant presque vingt ans. Après, à titre personnel, j’ai eu le sentiment d’avoir fait le tour. Avec la presse quotidienne, hebdomadaire, les émissions, les conférences… J’avais le sentiment d’avoir un peu rendu ce que la critique m’avait donné. Parce que, quand j’ai commencé, il y avait des choses qui me tenaient à cœur. Il y avait une dimension militante. Mes combats, c’était le cinéma de genre, les années 1970… Aujourd’hui, les gens connaissent ce cinéma. Le genre, il n’y a rien de plus populaire. Regardez la mort de Tobe Hooper qui fait la une de Libération. Les films des années 1970 sont même devenus les classiques d’aujourd’hui. Du coup, je me suis demandé si je voulais devenir un professionnel de la profession, ou si je voulais continuer avec ces préoccupations, mais par une autre forme. Et la deuxième raison, c’est que j’avais le sentiment de faire un métier qui, au fond, est en train de disparaître. La fameuse critique pour la classe moyenne, sa raison d’être. Il n’y a plus la place pour, plus personne qui s’y intéresse, plus de texte qui fait événement. Je préfère quitter le métier avant qu’il ne me quitte.
We Blew It est à découvrir actuellement dans les salles.
Propos recueillis par Pierre Siclier (septembre 2017)