Avec "Rifkin's Festival", Woody Allen signe une comédie dramatique pleine d'amertume à travers laquelle il rend hommage aux maîtres du cinéma européen. Pour la sortie du film, nous avons rencontré le réalisateur, qui nous a raconté la genèse du projet, ses retrouvailles avec Wallace Shawn et la difficulté permanente à financer ses longs-métrages.
Rifkin's Festival : une ode au cinéma européen
Après ses retrouvailles avec sa ville d'origine pour Un jour de pluie à New York, Woody Allen est de retour en Europe, et plus précisément en Espagne, avec Rifkin's Festival. Une comédie dramatique dans laquelle Mort Rifkin (Wallace Shawn), un ancien professeur de cinéma, accompagne son épouse Sue (Gina Gershon) au festival de Saint-Sébastien. Attachée de presse, cette dernière s'occupe d'un réalisateur français prénommé Philippe (Louis Garrel) et Mort les soupçonne très vite d'avoir une liaison.
Pour tromper l'ennui, il s'aventure dans la ville à laquelle il prend goût et tombe sous le charme de Jo Rojas (Elena Anaya), médecin qui ne cesse de calmer son hypocondrie. Face à ses angoisses et ses hésitations, Mort est par ailleurs rattrapé par ses plus beaux souvenirs du septième art, fantasmant son existence sur Jules et Jim, Le Septième sceau ou encore À bout de souffle. À travers cette histoire emplie d'amertume mais qui n'est pas dénuée d'humour, Woody Allen reprend des scènes emblématiques de films européens qu'il affectionne, rendant ainsi hommage à Ingmar Bergman, Jean-Luc Godard, Federico Fellini, François Truffaut et Luis Buñuel.
Pour la sortie de Rifkin's Festival, nous avons échangé avec l'auteur d'Annie Hall, Manhattan et Match Point. L'occasion d'aborder son inaltérable plaisir d'écrire, son point de vue sur l'évolution de l'industrie du cinéma, sa difficulté à financer ses longs-métrages et son prochain projet, dont il devrait débuter le tournage en France à l'automne.
Rencontre avec Woody Allen
Comment est née l'idée de Rifkin's Festival ?
Des gens en Espagne m'ont dit qu'ils aimeraient financer l'un de mes films. J'avais déjà fait un film à Barcelone. Je réfléchissais à un endroit en Espagne où je pourrais faire un film, je ne voulais pas refaire un film à Barcelone. Et je me suis souvenu qu'il y a des années, j'étais allé au Festival de Saint-Sébastien et c'est une ville qui est très belle. Je m'étais dit : "Je pourrais vivre à Saint-Sébastien pendant plusieurs mois et être très heureux". Ensuite, je me suis dit : "Il faut que j'écrive un scénario autour de Saint-Sébastien". Je me suis demandé pourquoi Saint-Sébastien était célèbre et, au-delà de la nourriture, j'ai pensé au festival. Donc j'ai décidé d'écrire un scénario centré sur le Festival de Saint-Sébastien.
Pourquoi avez-vous choisi de rendre hommage à tous ces classiques européens ?
Quand j'étais jeune, ce sont les films qui ont bouleversé le cinéma et qui nous ont influencés aux États-Unis, et probablement dans le monde entier. Ils nous ont convaincus de percevoir le cinéma comme un art. J'ai grandi à une époque où le cinéma était délicieux et merveilleux, mais ce n'était pas vraiment de l'art, il était surtout très commercial. Les comédies, les comédies musicales, les films de gangsters... c'était très amusant et tout d'un coup, quand la Seconde Guerre mondiale a pris fin, nous avons découvert le cinéma néoréaliste italien et après ça la Nouvelle Vague, les films suédois.
C'était comme une sorte de révélation, que le cinéma pouvait être de l'art, qu'on pouvait faire des chefs-d'oeuvre aussi bons qu'en littérature ou au théâtre. Nous voulions suivre la voie de ces réalisateurs, travailler à leur manière et percevoir le cinéma comme ils le percevaient.
Est-ce que vous vous sentez aussi mal à l'aise que Mort quand vous vous rendez à un festival de cinéma ?
Avant, oui. Quand j'ai commencé à faire des films, je n'avais pas envie d'aller à des festivals parce que je suis contre la compétition entre différents films, je ne pense pas qu'on les fait pour qu'ils soient en compétition avec d'autres films. On les fait pour exprimer notre vision et on espère qu'ils plairont au public. Donc je n'y allais pas.
Mais un jour, j'ai dû y aller parce que les producteurs m'ont dit que c'était très important. Donc j'y suis allé pour être sympa envers ceux qui avaient mis de l'argent dans le film. Et j'ai beaucoup aimé ça, parce que tous les gens qui étaient présents à ce festival étaient passionnés par le cinéma. Ils savaient tout des films, ils adoraient ça, donc j'ai passé un très bon moment. Donc j'y suis retourné un certain nombre de fois. Je travaille actuellement sur le cinquantième film que j'écris et réalise, qui se tournera à Paris, et peut-être qu'il sera sélectionné dans un festival, ça dépend de la période à laquelle il sera terminé.
Le film marque vos retrouvailles avec Wallace Shawn, avec lequel vous n'aviez pas travaillé depuis Melinda et Melinda. Mais vous n'avez pas directement pensé à lui pour le rôle de Mort Rifkin ?
Non, j'ai écrit Rifkin pour quelqu'un de plus jeune. Mais je n'ai pas réussi à trouver la bonne personne pour le jouer. Et quelqu'un m'a dit, dans une conversation anodine : "Pourquoi pas Wally Shawn ?" Dès qu'elle m'a dit ça, je me suis dit : "Oh mon Dieu ! Wally Shawn est parfait !" C'est un véritable intellectuel, il est drôle, il est sympathique... Donc j'ai dû réécrire le script pour que le personnage soit plus âgé.
Vous avez récemment dit à Alec Baldwin que vous étiez lassé de faire des films. Quel est votre point de vue sur l'industrie cinématographique aujourd'hui ?
J'ai eu une magnifique carrière au cinéma. J'ai grandi en regardant les films avec Humphrey Bogart, Katharine Hepburn et les grands films américains, puis les chefs-d'oeuvre européens. Pour moi, ça a toujours été un rituel. On faisait un film et on le sortait dans des centaines de salles à travers le pays et à travers le monde. Les gens venaient, ils riaient ensemble, ils pleuraient ensemble, c'était une expérience commune. Le film pouvait rester des semaines, voire des mois à l'affiche.
Aujourd'hui, on fait un film et deux semaines après sa sortie, il est à la télévision, disponible en streaming. Les gens aiment regarder les films chez eux, peu importe qu'il s'agisse d'un film de Spielberg ou de Kurosawa. Ils y ont accès sans effort. Et s'ils veulent aller aux toilettes, ils peuvent arrêter le film et aller aux toilettes. S'ils veulent manger, passer un coup de téléphone, arrêter parce qu'ils sont fatigués... Ce que je veux dire, c'est que ce n'est plus pareil.
Je n'aime pas l'idée de faire un film qui serait directement diffusé à la télévision. J'aime l'idée de le sortir au cinéma et qu'il puisse réunir des centaines, des milliers de gens. Une part de la magie de ce rituel a disparu. Et je me demande si j'ai vraiment envie de faire un film pour la télévision... Peut-être qu'il vaut mieux écrire pour le théâtre et me rendre à une représentation, où je verrais 500 personnes rire à une pièce ou être émus. C'est une expérience qui se partage. La réduire à l'isolement général, je n'aime pas cette idée.
Vous avez publié vos mémoires Soit dit en passant et le recueil Zero Gravity sur une période assez réduite. Est-ce que cela signifie que vous continuez à écrire tous les jours ?
Oui, j'écris tous les jours. Et on parle d'une semaine de sept jours, pas de cinq. Mais c'est simplement parce que j'aime écrire. En particulier depuis la pandémie, je n'ai rien d'autre à faire. Je me lève le matin, je travaille ma clarinette, je fais mes exercices mais ça ne me prend pas énormément de temps. Donc j'écris beaucoup mais j'adore écrire. Le plaisir est toujours le même parce que la vie d'écrivain est une belle vie.
La vie de réalisateur est bien plus dure. Il faut se lever et aller se les geler dehors, il y a des dizaines de personnes, il faut prendre des décisions, le temps passe à toute vitesse et ça coûte de l'argent... Mais écrire... Je suis chez moi, allongé sur mon lit, je peux arrêter quand je veux. C'est une vie très agréable ! Tant qu'on arrive à vendre ce qu'on écrit mais là-dessus, j'ai toujours eu de la chance.
Rifkin's Festival parle aussi de la réception des films et de la perception qu'on peut avoir d'un artiste. Est-ce que vous vous intéressez à ce que disent les autres sur vous ou votre travail ?
Non, je ne lis jamais les critiques de mes films ou de mes pièces depuis presque 50 ans. Les premiers films que j'ai faits, je lisais ce qu'on écrivait dessus. Puis je me suis rendu compte que quelqu'un écrivait quelque chose à New York et quelqu'un écrivait quelque chose de complètement différent en Californie ou à Chicago, à Boston. Donc j'ai complètement arrêté de lire les choses qui me concernent.
Je me suis rendu compte que lire des choses qui nous concernent, qu'elles viennent des critiques, de la presse... Les gens vous qualifient de "génie", d'autres vous traitent d'"idiot"... Peu importe ce qu'ils écrivent, ça ne vaut pas la peine d'être lu. Il faut juste se concentrer sur le travail et oublier tout ça. Le fait qu'ils vous qualifient de "génie" ne fait pas de vous un génie. Le fait qu'ils disent que vos films sont "nuls" ne veut pas dire que vos films sont "nuls". Ça n'a aucun sens.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre prochain film, qui devrait se tourner à Paris à l'automne ?
Si tout se passe bien, début octobre. Je peux juste vous dire que c'est un film qui se déroule à Paris, contemporain, dans la lignée de Match Point. Sinistre, avec mes préoccupations philosophiques que personne ne comprend jamais.
Est-ce que c'est compliqué pour vous de faire un film aujourd'hui ?
Ça a toujours été compliqué ! Toute ma vie ! J'ai toujours des problèmes pour avoir l'argent nécessaire. Obtenir des financements, c'est toujours la partie la plus compliquée d'un film. Très souvent, j'ai dû renoncer à mon salaire pour terminer un film. Après 50 films, c'est toujours le problème principal.
Rifkin's Festival est à découvrir au cinéma dès le 13 juillet 2022.