À l’occasion de la sortie en salle de son dernier film « Climax », dans lequel des jeunes danseurs, drogués à leur insu, vont goûter aux plaisirs interdits lors d’une soirée chaotique, rencontre avec Gaspar Noé à travers un long entretien, publié en trois parties.
Suite de la deuxième partie du long entretien que Gaspar Noé nous a consacré à l'occasion de la sortie de Climax, où il évoque, entre autres, son rapport à la politique, à la morale, aux années 1990 ainsi, sa vision de ce qu'est un film français et le fond plus sensible qu'il cache derrière son cinéma très agressif.
Un carton dans Climax annonce qu’il est « Un film français et fier de l’être ». Vous disiez à propos d’Enter the void que c’était un film produit par la France, réalisé par un étranger, tourné au Japon et en anglais, et qu’il n'était pas nécessaire de mettre un film dans une case. Vous avez changé d'avis ?
En fait tous les cartons du film sont très premier degré. « À ceux qui nous ont fait et qui ne sont plus » c’est premier degré. J’ai vu ma mère mourir, c’était une mort souhaitée vu l’état dans lequel elle était et personne n’est là pour raconter ce que ça fait de mourir, mais le carton « Mourir est une expérience extraordinaire » il faut simplement lire comme « la mort, événement hors de l’ordinaire », qui n’arrive qu’une fois. En ce qui concerne la nationalité d’un film, c’est plus simple pour Climax car c’est un film financé par des fonds français, tourné en France et en français, donc c’est bien un film 100 % français. Dans mes veines j’ai du sang italien, j’ai un quart de sang basque français, un quart de sang basque espagnol, du sang irlandais, mais le film est une pure proposition française. Même si il y a un chef opérateur belge, l’esprit était français, tous les acteurs sont nés en France et sont français. Même si la plupart sont des enfants d’immigrés ça ne change rien.
D’ailleurs c’est marrant le synchronisme qu’il y a eu avec le mondial de foot. On a jamais vu autant de gens sortir le drapeau français. Même aux réunions du Front national il y a pas autant de drapeaux français ! Le mondial de foot est représentatif de l’évolution historique d’un pays, l’usage du drapeau vient de là. Il n’y a pas d’allusions à une quelconque religion dans Climax. Il y a un des personnages qui ne boit pas d’alcool mais on devine que cela vient plutôt d’une éducation religieuse plutôt que d’une croyance affichée. Quand on dit « être français » ou « être allemand » c’est simplement perpétrer l'esprit d’un pays, rien de plus. La France c’est pas seulement une armée ou un chef, je n’y fais pas référence. Quand le présent d’un pays évolue, l’usage du drapeau ou du « fier d’être français » évolue aussi.
Vous regardez les films français qui sortent en ce moment ? Vous aimez bien Kechiche par exemple…
Ah oui, et j’ai adoré Mektoub my love. Mais Amour de Haneke est un aussi film français par exemple, même si il est réalisé par un autrichien. C’est l’esprit français qui est important.
Mektoub my love se passe en 1994, Climax en 1996, le dernier film de Christophe Honoré ou 120 battements par minute se déroulaient aussi dans les années 1990. Dans le dossier de presse vous évoquez une époque de bascule, où l’état a pris le contrôle et où il y a eu des rêves d’une Europe souveraine alors qu’en Yougoslavie la guerre faisait rage. Comment expliquez vous ce retour en force des années 1990 ?
Dans les années 1980, Louis Malle faisait des films des années 50. Maintenant les réalisateurs d’aujourd’hui parlent simplement de leur jeunesse. C’est plus facile de faire des films sur le passé que sur le futur. Si aujourd’hui on fait un film qui se passe en 2025, tu sais que tu vas te planter. Surtout maintenant avec les nouvelles technologies, dans dix ans on peut pas du tout savoir à quoi ça va ressembler. Faire un film de science-fiction c’est un exercice ultra casse gueule. À part Kubrick tout le monde s’est cassé les dents. C’est plus facile de parler du présent ou du passé. Dans le cas de Climax, si j’avais ré-actualisé le film au temps présent, le film ne serait pas du tout le même. Tout le monde serait en train d’envoyer des textos ou de passer des appels pendant la seconde moitié du film.
Les années 90 ont peut-être un côté plus intemporel. Si ça se passe en 1995, ça peut te parler aujourd’hui. Mais si tu le situes aujourd’hui, en 2018, dans cinq ans le film sera sûrement démodé. En fait les portables, qui sont omniprésents dans la société d’aujourd’hui, sont des objets pas du tout cinématographiques. J’ai beaucoup aimé l’utilisation des portables dans le dernier Haneke, Happy End, ou dans le dernier film de Zviaguintsev, Faute d’amour, mais personnellement je n’ai pas envie de filmer un portable. Je préfère filmer quelqu’un qui écrit ou qui passe un coup de téléphone.
Votre note d’intention est presque politique, et le drapeau français qui trône derrière le chaos de Climax n'est pas anodin. Pourtant vous avez déjà dis que la politique ce n’était pas votre truc mais celui de vos parents, et que vous n’avez jamais voté de votre vie.
Je n’ai jamais senti le besoin de voter parce que je n’ai jamais été enthousiasmé par quelqu’un. Mes parents étaient très à gauche, mon père, qui est toujours vivant, est très très très à gauche. Ce qui est bizarre d’ailleurs c’est que les gens à gauche sont souvent très bourgeois et les gens qui n’ont pas de biens votent à droite voire à l’extrême droite. Les choix politiques sont souvent indépendants de la vie des gens. Là j’ai fait un film ancré dans la réalité et ça peut toujours être pris comme une prise de position politique. Mais je ne sais pas… Je ne suis pas anarchiste mais je ne me vois pas non plus voter pour un candidat communiste ou socialiste par exemple. J’irais encore moins voter pour un parti de droite. J’ai juste l’impression d’être un observateur externe à cette réalité là. C’est ce que j’avais envie de retranscrire dans Climax. Mes films ne retranscrivent peut-être pas une position politique mais plutôt une prise de position perceptuelle. Je tiens une position qui est de l’ordre de la perception du monde plutôt qu'une position d'engagement ou de discours sur le monde. Et apparemment beaucoup de gens s’y reconnaissent. Je ne considère pas Climax comme un film politique.
Qu'avez vous pensé de la fête de la musique cette année, avec Kiddy Smile et du voguing sur le parvis de l’Elysée ? On avait l’impression que Climax investissait le réel jusqu’au plus haut lieu du pouvoir.
Ce qui est drôle c’est que Kiddy Smile jouait quelques jours plus tard à la gay-pride. Il faisait danser sa troupe et je me suis retrouvé là. À la base je voulais juste leur dire bonjour. Au final on m’a poussé à monter sur leur scène et je me suis retrouvé à danser à la gay-pride devant dix mille personnes. J’étais mort de rire, j’étais super content ! Mais c’est un peu réducteur que d’envisager le film d’un point de vue manifeste ou militant. Il y a un sous-texte dans Climax, c’est certain, mais j’ai fait le film en m’entourant de gens avec qui je me sens bien, sans me positionner sur quoique ce soit. En vérité, la plupart de mes amis, et qui se considèrent de gauche voire d’extrême gauche, n’ont jamais voté de leur vie. Moi c’est pareil, c’est juste que ça ne me parle pas. Quand je vois les candidats de gauche, avec leurs costards et leurs cravates, j’aurais l’impression de perdre mon temps à voter pour eux. Je vais pas perdre une demi-heure pour mettre une urne dans une boîte en faveur d’un mec qui, en plus d’être prétentieux, se prend au sérieux.
Il y a un vrai malentendu entre ce qu’il y a dans vos films, ce que disent vos personnages, et ce que vous pensez vous. Avec Seul contre tous on vous a taxé de misanthrope voire de facho, avec Enter the void, certains ont cru que vous étiez bouddhiste et que vous croyiez en la réincarnation. Maintenant, c’est pareil à propos de l’avortement, qui est une question qui est revenu dans Enter the void et dans Love et qui réapparaît dans Climax.
Pour les Américains, ce malentendu peut être d’autant plus vrai car il faut dire clairement si t’es de droite ou de gauche, si t’es homo ou si t’es hétéro, si t’es pro-choice ou pro-life. Il faut choisir son camp. La vérité c’est que je ne suis ni pour ni contre. Je ne veux pas me prononcer. Dans ma vie personnelle, les avortements me terrorisent parce que je considère que la vie commence très tôt, et en même temps il y a des gens qui, en ayant des enfants, détruisent leur vie et la vie de leurs enfants. Après il y a des pays, comme au Japon, où le recours à l’avortement est systématique parce que les filles ne prennent pas la pilule, ça c’est autre chose. Je considère que dans la vie il n’y a rien de sacré, mais rien qu’au niveau hormonal ou psychologique, l’avortement peut être douloureux. Empêcher une fille d’accoucher d’un enfant ça sauve des vies comme ça peut aussi en détruire, plonger des gens dans la dépression.
C’est donc bien juste quelque chose qui vous effraie et que vous mettez dans vos films…
Oui, dans mes films je mets mes peurs, mes désirs, conscients ou inconscients. Mais effectivement, l’avortement revient dans ma filmographie parce que c’est une question qui m’a entouré dans la vie. Autour de moi j’ai déjà pas mal entendu « je suis sorti avec une fille, j’ai pas fait attention, elle est tombée enceinte et elle va avorter ». Et je me demande toujours comme ça peut être un raisonnement aussi simple. Comment ils ne voient même pas ça comme quelque chose d’important. Je leur demande simplement pourquoi ils n’ont pas fait plus attention à ce moment là. Je ne fais pas la morale, c’est juste mon approche perceptuelle et émotionnelle du sujet. J’imagine que l’on peut être l’heureux accident de parents qui ont eu peur d’avorter par exemple. Ou l’inverse, peu importe.
Je ne suis pas moraliste. Si j’étais moraliste je ne mangerais pas de viande par exemple. Au final j’en mange alors que je suis capable de caresser une vache comme si c’était ma meilleure amie. Je suis un être reptilien mais je suis aussi très sensible. Quand je vois des petits vieux qui ont Alzheimer ça me déchire le cœur. Ils sont dans des états de panique permanente. Pour avoir vu ma mère perdre la tête à la fin de sa vie, ça me bouleverse. Quand j’entends quelqu’un parler de l’un de ses parents qui vient d’être diagnostiqué Parkinson ou Alzheimer, je me dis qu’il ne sait vraiment pas l’enfer dans lequel il rentre. Toute la vie telle que on l’a conçue peut s’effondrer ! J’ai beaucoup d’empathie pour les gens qui se retrouvent dans cette situation. Quand un enfant est malade, ça me déchire aussi alors que ce n’est pas le mien par exemple. Je suis juste quelqu’un de très empathique et qui conçoit le monde autour de moi par le biais de mes émotions et de ma perception.
Propos recueillis par Corentin Lê
Climax de Gaspar Noé sort en salle le 19 septembre. Ci-dessus la bande-annonce. Vous pouvez retrouver la première partie de cet entretien ici ainsi que la seconde, ici.