À l’occasion de la sortie en salle de son dernier film « Climax », dans lequel des jeunes danseurs, drogués à leur insu, vont goûter aux plaisirs interdits lors d'une soirée chaotique, rencontre avec Gaspar Noé à travers un long entretien. Première partie sur "Climax", sa construction et sa réception.
Stupeur et étonnement : non, le nouveau film de Gaspar Noé n’aura donc provoqué ni remous ni polémique. Les sorties virulentes de spectateurs secoués par Irréversible paraissent loin. Les déboires institutionnels concernant le statut de Love également. Climax, en plus de dynamiter le cinéma de Noé en laissant la part belle à une débauche d’énergie inédite dans son cinéma, aura donc ravis son monde. Car quoi de plus normal, au final, au regard de ce que représente le film par rapport à la filmographie de Gaspar Noé ? Il paraît en effet impossible d’envisager meilleur sujet pour un cinéma volontairement « poseur » qu’une troupe de jeunes danseurs dont la plupart proviennent de la scène voguing, danse de la « pose » par excellence.
Climax est ainsi l’histoire d’un bel alignement des astres. Un film fougueux et énergique tourné en deux-trois mouvements et quatre-cinq pas de danse. Un film qui synthétise les penchants formalistes de Noé tout en laissant une place primordiale aux corps en mouvement, guidant presque le film plus que Noé ne le guide lui-même (voir notre critique cannoise). Un film de Gaspar Noé qui ne parle pas, pour la première fois, seulement de lui-même. Ego rangé au placard, cinéma plus instinctif, plus incisif, écriture réduite au strict minimum, union festive des corps plutôt que déchirements terribles irrémédiables (voir notre gros plan sur Gaspar Noé) : Climax annonce peut-être un changement radical pour Noé. Celui-ci cherche, comme il le confiera dans ce long entretien qu’il nous a accordé, à se pencher désormais du côté du réel.
Cet entretien, en trois parties, retranscrit cette évolution annoncée : moins de promo pour pouvoir tourner plus, moins de fiction écrite pour pouvoir se plonger dans l’inconnu, moins de lui-même pour faire primer le collectif, moins de sexe par lassitude des polémiques d’un autre temps, moins de discours pour mieux retransmettre sa seule perception du monde. Ci-dessous la première partie de cet entretien consacrée, entre autres, à la genèse de Climax et à l’éloge de tout un groupe.
Contrairement à Climax, vos deux précédents films, Love et Enter the void, sont sortis bien longtemps après leur conception. Climax a été conçu de manière totalement différente, de façon très rapide.
Love n’était pas vraiment annoncé avant qu’il sorte, mais c’est vrai qu'Enter the void a mis du temps à arriver. J’ai mis beaucoup de temps à tourner et certains critiques de cinéma, avec qui je suis pote, attendaient le film au tournant. Puis, entre le moment où il a été montré dans une copie de travail non terminée à Cannes, jusqu’à ce qu’il sorte en salle, il s’est passé encore neuf mois. Pour Climax, je suis arrivé comme un magicien, avec un lapin surprise qui est sorti de mon chapeau ! Avec Vincent Maraval (co-fondateur de Wild Bunch, producteur et distributeur du film, ndlr) on a aussi bien embrouillé les pistes.
Avec cette histoire de documentaire sur le Darknet et de « film d’une vie »…
Oui, on a volontairement fait circuler des fake news pour que les gens ne soient pas au courant de ce qu’il se passait pendant le tournage.
Qu’avez-vous fait depuis la sortie de Love il y a quatre ans ?
En fait il s’est passé quelques chose que je vais chercher à éviter au maximum cette année, vu que le film plaît. Il faut que j’évite de faire trop de promo. Contrairement à des réalisateurs comme Woody Allen qui sont réglés comme des horloges. Ils fonctionnent généralement avec un film par an, montage, deux mois de promo puis stop, tournage à nouveau, puis ils sont invités à des festivals partout dans le monde, et ils sont amenés à accompagner le film pour aider les producteurs à récupérer les billes qu’ils ont investies... Avec ça, on peut passer facilement un an à voyager aux frais de la princesse, à parler de son film, sans salaire mais avec hôtels de luxe, restaurants, à aucun frais.
C’est marrant la première fois parce que tu découvres des villes et parce que tu te fais des amis. Mais quand t’en es à ton cinquième film, t’as presque envie qu’on parle du film sans toi. Quand Love est sorti, je l’ai pas mal accompagné. Ensuite, j’ai commencé à écrire sur d’autres projets. À ce moment-là je me suis demandé : qu’est-ce que je peux faire qui me ressemble mais qui ne soit pas juste une redite de ce que j’ai déjà fait avant ? Avec Climax, même si ça peut rappeler Enter the void ou Irréversible, j’ai trouvé un équilibre entre ce que je sais faire, ce que j’aime, ce qui concerne ma vie, et quelque chose d’une tout autre nature. Et vu que j’adore les acrobates à la télé et les danseurs en boite de nuit…
Vous connaissiez les danses pratiquées dans Climax ?
Non pas vraiment. J’avais seulement entendu parler du voguing mais je n’avais même pas regardé Paris is Burning en entier. D’ailleurs, j’ai vu un article australien à propos du film qui finissait par « Paris is Burning again » ! Sinon, pour revenir à la chronologie, j’ai été invité par Léa Vlamos, qui joue dans le film, à un ballroom de voguing à la fin du mois de novembre 2017 alors que j’étais en train de me rapprocher du sujet du film que je voulais faire. L’énergie était tellement forte ! C’était tellement drôle et fou ! J’étais avec mon collaborateur principal, mon directeur de production Serge Catoire, et on a rigolé comme des malades. C’était la folie ce truc ! C’était mieux que n’importe quelle manif qui part en couilles ou quoique ce soit d’autre. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un jour un film avec ces gens.
En l’espace d’un mois, le truc a germé dans ma tête. D’autres projets que j’avais, inspirés de faits divers, sont venus s’y mélanger. Et c’est tout début janvier que j’ai eu l’idée folle de faire un film en quatrième vitesse. Je l’ai dit à Vincent Maraval et Edouard Weil, qui ont co-produité Love, en précisant qu’il fallait aller vite, que ça allait parler de danse mais que ça pouvait aboutir à plusieurs choses : un film proche du documentaire, plus godardien, ou avec une partie narrative minimale. Vincent Maraval et toutes les équipes de Wild Bunch poussent les réalisateurs à réaliser des expériences nouvelles. Ils m’ont dit : "tant que le film ne coûte pas cher et qu’il est tourné très rapidement, vas-y !". On l’a préparé en quatre semaines puis tourné en deux-trois semaines. J’ai eu la chance de pouvoir re-travailler avec tous mes collaborateurs favoris ou avec des gens avec qui je voulais travailler comme Claire Cobetta, qui a été assistante réalisatrice sur Climax, ou Jean Rabasse, le chef décorateur. J’ai rencontré Nina Mc Neely, la chorégraphe du film. C’est elle qui m’a recommandé Sophia Boutella.
Le film a été une création spontanée mais surtout collective. Tout le monde a apporté ses idées : les danseurs, le chef opérateur, le décorateur, le chorégraphe. Tout ça s’est fait dans la joie. Deux mois après on a terminé le montage et on l’a montré dans la foulée à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Ce qui est très bizarre c’est que le jour de la présentation du film, on s’est regardé avec Serge Catoire et on s’est dit « c’est pas possible qu’on ait fait ça en si peu de temps » ! Le résultat était pourtant efficace. C’est un peu comme si une femme tombait enceinte et qu’au bout de quatre mois on lui disait « là il faut sortir le bébé parce que sinon il va mourir » et qu’il allait très bien à la sortie, comme s'il s’était passé neuf mois. Après Cannes j’ai dû faire quelques retouches de mixage et d’étalonnage, travailler sur les affiches, etc. Mais là on est début septembre, il s’est même pas passé neuf mois plein depuis que j’ai commencé à travailler dessus mais tout le service après vente est déjà finalisé. J’aimerais déjà être en train de travailler sur un autre film parce que pour une fois je trouve que le film se porte très bien lui-même. L’enfant est assez solide pour courir tout seul.
Est-ce que, compte tenu de sa conception et de ce qu’il est in fine, Climax peut être considéré comme un point de rupture dans votre filmographie ? Vous comptez poursuivre dans cette voie, plus resserrée, plus directe, voire improvisée ?
Dans la vie, que ce soit dans le relationnel, dans l’amour, dans le familial, dans la création artistique, et même si le cinéma c’est un travail plutôt collectif, comme une équipe de foot, tu sais toujours quelles choses ont été probantes en fonction de comment tu les as fait. Plus ça va, plus j’aime créer sur le plateau et moins j’aime storyboarder ou écrire les dialogues par exemple. D’ailleurs, à chaque fois que je fais un film, c’est toujours la séquence qui n’était pas dans le scénario et qui a été décidée à la dernière seconde qui me plaît le plus. Ici, les gens sont venus avec leur bagou. Climax est l’œuvre la plus collective que j’ai faite à ce jour. Même mon père me dit que c’est son film préféré et il y a plein de réalisateurs qui m’ont dit que c’était mon meilleur film. Je n’ai jamais aussi peu préparé un truc et on ne m’a jamais autant félicité.
Peut-être faut-il que je mette encore plus mon ego au placard et que je trouve plutôt les moyens d’accomplir tout le potentiel caché dans le réel, face à moi. Par rapport aux projets à venir, j’ai vraiment envie de me lancer dans des documentaires, au moins un, en utilisant tous les artifices du cinéma de fiction tel que je le connais. L’intérêt c’est de formaliser le réel sans partir, comme c’est le cas avec la fiction, avec un début, un milieu, une fin, que j’aurais décidé à l’avance. J’aimerais me plonger dans l’inconnu. Je connais le langage, je sais comment mettre tout ça en forme, mais j’ai envie de partir de faits réels et de tomber amoureux du sujet, des gens que je trouverai là. C’était un peu le cas dans ce film. Du gamin à Sofia et Kiddy, en passant par tous les danseurs, c’est des gens que j’étais profondément heureux de filmer. J'en suis tombé amoureux ! Ils me fascinaient tous.
Climax est un film plus collectif mais dans lequel vous reprenez un peu les motifs connus de votre filmographie en les faisant se succéder. Il y a des plans fixes comme dans Love, des plans aériens comme dans Enter the void, des plans-séquences comme dans Irréversible, des cartons comme dans Seul contre tous. Vous avez voulu faire une synthèse de votre cinéma ?
Oui et non. Parce qu’il y a des trucs qui ne viennent pas de moi. La danse surtout. J’adore regarder des gens danser en boîte mais je ne regarde jamais de comédie musicale. Ça me sort des yeux ! C’est comme regarder du tennis à la télé, c’est horrible. Mais regarder des gens qui font des pirouettes, des acrobaties ou des tours de magie à la télé, j’aime beaucoup. Il y a des trucs qui me fascinent et d’autres qui me débectent. La boxe thaï j’adore mais la boxe traditionnelle je n’aime pas du tout. J’ai simplement voulu faire un film en fonction de ce que j’aime, plutôt qu’en fonction de ce que j’ai pu faire avant. Le fait que Climax ait été conçu selon les personnes que j’ai filmées plutôt que selon une idée visuelle forte va dans ce sens.
On a aussi l’impression que Climax fait office de contre-point positif à vos films précédents. L’affiche cannoise par exemple annonçait « Vous avez méprisé Seul contre tous, haï Irréversible, exécré Enter the void, maudit Love, venez fêter Climax »…
Oui j’ai eu l’idée d’une affichette en guise de dossier de presse à Cannes. Je me suis dit, pourquoi on ferait pas une affiche d’un côté qui serait dépliable ? Ensuite c’est Laurent Lufroy, qui est l’un de mes meilleurs amis et qui fait les affiches de mes films, qui a eu l’idée de reprendre mes précédents films en les présentant de cette façon. J’ai trouvé ça super drôle. Je me suis fait bien défoncer par une majeure partie de la critique au fil de mes films, et ça s’est dégradé au fil du temps. Seul contre tous avait déjà reçu une majorité de critiques négatives, Irréversible encore plus, Enter the void encore plus et Love c’était pire. Du coup on s’est dit, puisque j’allais encore me faire allumer, autant y aller à fond pour bien les énerver !
C’est Laurent qui a eu cette idée mais je ne pense pas qu’elle ait changé la façon d’aborder le film. C’était surtout l’idée de dire aux critiques : « écrivez ce que vous voulez de toute façon on continue ! ». Et puis bizarrement, le film a été plutôt bien reçu. Isabelle Sauvanon, mon attachée de presse, m’a dit en regardant le film qu’on allait vraiment se faire latter. Je m’étais préparé pour et finalement ça s’est très bien passé. Le « venez fêter Climax » ça concernait pas vraiment le film en lui-même. C’était, comme tous les cartons qui sont dans le film d’ailleurs, très premier degré. On appelait simplement les gens à venir participer à la fête, sans vraiment penser que le film lui-même était plus joyeux que les autres.
Justement, comment vous expliquez le fait que, alors qu’à Cannes il y a des dizaines et des dizaines de films à voir en deux semaines, tout le monde s’est levé très tôt pour venir voir Climax sans rien en savoir ? Même les gens qui n’ont jamais apprécié votre travail sont venus à 8h du matin pour se mettre tout devant. La majorité de la critique ne vous aime pas mais se déplace pour voir tous vos films.
Je pense qu’il n’y a jamais énormément de films que l’on a envie de voir. Mais souvent, ce qu’on appelle les films « controversés », personnellement j’ai toujours beaucoup plus envie de les voir que les autres. Le film de Claire Denis qui vient d’être montré à Toronto (High Life, ndlr) par exemple, avec toutes les histoires des gens qui partent ou qui auraient vomi, moi du coup je me dis « tiens j’ai envie de le voir ! ». J’étais pas particulièrement obsédé à l’idée de voir le prochain film de Claire Denis, mais maintenant oui. Lars Von Trier pareil. Après toutes les embrouilles qu’il a eu, son retour à Cannes (avec The House that Jack Built, ndlr) c’était énorme ! C’est le seul film que je voulais voir à Cannes. J’ai même demandé à ce que mon film passe à peu près le même jour pour pouvoir être sûr de le voir. Pareil pour la copie 70mm de 2001, l’odyssée de l’espace, qui était prévue à peu près aux mêmes dates. J’ai demandé à passer dans ces dates-là pour pouvoir avoir l’occasion de les mater.
Finalement 2001 je l’ai rattrapé plus tard à Paris mais j’ai pu voir le film de Lars Von Trier, et même le rencontrer. Je crois même que j’étais aussi heureux de présenter Climax que de voir le nouveau Lars Von Trier et de pouvoir discuter avec lui. Quand il y a un film d’Haneke qui sort, je cours le voir. Je fais la même chose pour les films de Kechiche, d’Alain Cavalier ou de Todd Solondz. J’ai une obsession avec Todd Solondz ! Mais en fait je crois que les gens qui ont craché du venin sur mes films et qui étaient là, ils aiment bien avoir des ennemis Moi c’est pareil. J’aime bien connaître mes ennemis, pouvoir les identifier. Je pense que c’est le cas pour tout le monde. C’est un double plaisir : y a des gens qui te traitent de merde et que tu traites de merde ! Tout le monde est content, ça fait partie de la vie. Quand tu fais des films tu cherches pas à gagner des élections, tu fais juste des trucs qui te plaisent et tu prends le monde comme il est.
Propos recueillis par Corentin Lê
Climax de Gaspar Noé sort en salle le 19 septembre. Ci-dessus la bande-annonce. La deuxième partie de cet entretien est à lire sur ce lien, et la troisième sur celui-ci.