À l'occasion de la sortie de "De Gaulle au cinéma, nous avons pu rencontrer les deux interprètes principaux, Isabelle Carré et Lambert Wilson. Ils ont pris le temps de répondre à nos questions sur leur incarnation respective d'Yvonne et Charles de Gaulle.
De Gaulle est un film inédit, proposant une approche intime du personnage du général de Gaulle au moment crucial de son départ pour Londres. Plutôt que de traiter au premier plan les enjeux militaires et politiques, le film met en lumière la douloureuse décision de l'époux et père de famille de quitter les siens, son épouse Yvonne et leurs enfants prenant une route de mille dangers pour le retrouver à Londres (notre critique ici).
L'acteur Lambert Wilson et l'actrice Isabelle Carré, qui incarnent le couple de Gaulle, ont pris le temps de répondre à nos questions sur leur approche de ces personnages célèbres, sur la matière historique du film et sur leur travail avec le réalisateur du film Gabriel Le Bomin.
De Gaulle est un film où la figure du général de Gaulle est traitée du point de vue personnel et intime, un angle surprenant.
Isabelle Carré : Oui, c’était le but de la démarche, le prendre sur une courte période et à un grand moment de fragilité, où tous les enjeux se cristallisent et où il faut prendre des décisions.
Lambert Wilson : C’est surtout le moment où il quitte sa famille. Il quitte la France, momentanément, pour la sauver. Mais il est absolument torturé à l’idée de quitter sa famille, et la réalité était qu’il ne savait ni où ni quand il la retrouverait, et même s’il la retrouverait tout court. C’est difficile d’imaginer cette réalité, et je n’arrête pas de penser aux nouvelles des guerres actuelles, ces familles sur les routes parties de Syrie… Pour nous, cet épisode, cela appartient aux livres d’histoire, on a vu beaucoup de films sur les années 40, sur la Seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui ça peut nous sembler une fiction.
Mais j’ai des histoires de famille, ma grand-mère à Chalon-sur-Saône qui choisit ce porche plutôt qu’un autre pour s’abriter, et a la vie sauve alors que la maison juste à côté s’écroule… Ma mère avait dix ans pendant la guerre, et elle s’est retrouvée seule pendant six mois, avec ses trois frères et soeurs, en bas âge, et elle s’occupait d’eux. C’était une réalité, il ne faut pas l’oublier.
I.C. : Le film réussit bien à rendre ces gens vivants, il n’en fait pas des personnages de cire, mais des gens réels, friables, pleins de doutes, et on a le sentiment que tout s’écrit pendant le film, alors que dans les livres d’histoire, on sait simplement qu’il est allé à Londres, et « sans doute « avec sa femme… Non, ils ne savaient pas comment se retrouver. Yvonne le pensait en Algérie alors qu’il est à Londres, elle prend un dernier bateau, qui aurait pu ne pas être là…
L.W. : Dans le film, on pourrait d’ailleurs penser que c’est une habileté scénaristique, ce dernier bateau, mais c’est la réalité de leur histoire. La probabilité de réussir la traversée était infime !
Si le général de Gaulle est un personnage très documenté, son épouse Yvonne l'est beaucoup moins. Isabelle Carré, comment avez-vous incarné cette femme ?
I.C. : Mon personnage, c’était du pain béni, j’avais le champ libre, avec quelques directions et traits de caractère : « aime la discrétion », « a le goût du secret », « est très amoureuse ». Il y avait aussi quelques points importants, comme le fait qu’elle a voulu garder sa fille, alors qu’à cette époque on cachait les enfants handicapés dans des asiles. Quelqu’un de fort et déterminé, avec une ambivalence : elle est à la fois moderne sur certains points mais conservatrice sur d'autres. Mais j’oubliais aussi tout ça pour penser à mon partenaire et profiter de sa générosité de jeu, et des scènes formidables qu’on avait à jouer ensemble.
Quel était l'enjeu de l'incarnation de Charles de Gaulle ?
L.W. : Il n’est pas présenté comme une statue. Il a bien sûr des réflexes, un point de vue, il se fait entendre, mais il est dans la solitude, l’anxiété, une très grande inquiétude. On le voit habité du trésor qu’est l’amour qu’il reçoit de son épouse et de ses enfants.
Pour l’anecdote, on a fait la semaine dernière pour un magazine, avec le réalisateur, une photo au pied de la statue du rond-point des Champs-Élysées, et on était inquiets, parce qu’on se disait : « c’est tout ce qu’on n’a pas voulu faire », confirmer le côté glorieux et statufié. Finalement ça s'est bien passé...
On a humanisé ce personnage, parce qu’il était facile de le faire, avec ses doutes, sa solitude. On le voit répéter son discours, un peu comme un acteur, c’est presque pathétique. Il a faim, il est faible par moments, il a le trac, il n’a dans ces moments-là rien d’héroïque.
Même pour les situations d’opposition militaire, j’ai essayé, avec Gabriel, d’insérer des notions de respect vis-à-vis de Pétain, qui sont plus subtiles que la simple opposition frontale. Il laisse parler son supérieur, il est capable de courber l’échine face à quelqu’un à qui il doit le respect. Ce sont ces petites choses qui font que c’est avant tout un être humain, et je crois que le film le montre bien.
Lambert Wilson, votre première apparition au cinéma était dans Julia (1977), où vous incarniez un jeune résistant. Est-ce que la boucle "historique" est bouclée avec ce rôle du général ?
L.W. : Sur cette idée, je me souviens surtout que, juste après, j’ai tourné dans un film, De l’enfer à la victoire, dans lequel je me jetais de la Tour Eiffel. C’était un film hispano-franco-italien… un truc incroyable, avec des vedettes étranges… Et, bref, je me jetais de la Tour Eiffel en criant « Vive la France ! » (rires)
I.C. : Alors moi, dans le genre j’ai quand même joué la Statue de la Liberté, dans Bella Ciao de Stéphane Giusti !
L.W. : Ah pas mal ! Mais il est vrai que ça nous habite encore, même en 2020, on n’en a pas encore fini avec cette histoire. En tant qu’adulte, il m’est arrivé de faire des cauchemars dans lesquels je voyais des soldats allemands dans Paris. Est-ce que ce sont des films, des récits familiaux, des images qui ont envahi mon inconscient ? Finalement, tout ça est encore très récent… Les actes de ces hommes sont encore très palpables aujourd’hui.
C'était pour vous une première collaboration avec Gabriel Le Bomin. Comment a-t-il fait siennes cette histoire et cette production ?
I.C. : C’est un excellent metteur en scène, et un très bon directeur d’acteurs, il sait très bien où placer le curseur, dans les émotions et aussi entre l’imitation et ce qu’il faut donner à voir de nous-mêmes. Il savait où aller et il maîtrisait parfaitement son sujet. Il m’a dit récemment qu’il pensait à ce film depuis dix ans. Il est aussi capable de distance et de beaucoup d’humanité, par exemple il ne s’est jamais laissé écraser par la pression, alors qu’il y avait des scènes avec beaucoup de figurants, ou d’autres séquences complexes avec des enfants. Il ne s’est jamais énervé ! Si De Gaulle est si humain, ça vient aussi de la personne qu’est Gabriel.
L.W. : Ce qui est génial avec Gabriel, c’est qu’il a une très grande maîtrise sémantique. Il choisit toujours ses mots avec une incroyable précision, et sans effort. La richesse de son vocabulaire est merveilleuse, la synthèse de sa pensée est très précise et comme il a à un moment été fasciné par la politique, cela lui donne l’objectivité nécessaire pour traiter un personnage comme Charles de Gaulle. Là où beaucoup de metteurs en scène auraient eu la peur d’être politiquement associés à de Gaulle, lui sait exactement où le placer historiquement. Donc en plus d’être dramaturge, il est aussi historien, et c’est assez fabuleux.
Ressortie exceptionnelle du film le 22 juin 2020.