A l’occasion de la sortie en salles ce 12 septembre de son film « Mademoiselle de Joncquières », nous avons rencontré le délicat réalisateur Emmanuel Mouret.
Avec Mademoiselle de Joncquières, Emmanuel Mouret poursuit sa réflexion sur les relations amoureuses et se lance pour la première fois dans un film en costumes pendant le Siècle des Lumières. Nous l'avons rencontré à Bordeaux. Il nous a expliqué le choix de ses interprètes Cécile de France et Edouard Baer, qu’il met brillamment en scène dans un marivaudage amoureux et une vengeance machiavélique. Il nous a livré son plaisir à travailler sur le texte savoureux de Diderot, le rôle de la musique dans son film et sa vision d’une mise en scène en mouvement rendant le spectateur actif - voir notre critique.
Avec Mademoiselle de Joncquières, peut-on dire que vous avez trouvé dans le texte de Diderot un bel écho à la poursuite de votre fil rouge du discours amoureux ?
Il n’y a aucun calcul et je n’ai pas une route toute tracée. Ce qui, de l’extérieur, peut apparaître comme une route, correspond plutôt à des obsessions qui persistent. Je connais le texte de Diderot depuis fort longtemps, et lorsque mon producteur m’a proposé de faire un film en costumes, c’est immédiatement à ce récit là que j’ai songé. Cela ne m’était pas venu à l’esprit avant.
C’est la première fois que vous adaptez un récit ?
Oui, c’est la première fois et c’était finalement assez plaisant à travailler. J’ai suivi la trame dramatique. J’ai essayé de garder le plus de dialogues du récit, mais de nombreuses scènes étaient simplement esquissées par une phrase, quand d’autres n’existaient pas. Il y avait beaucoup d’excroissances. Je n’ai pas fait le compte précis des dialogues qui restent de Diderot, peut-être un quart, ou un tiers. Il a fallu ensuite broder autour de ça. J’ai eu beaucoup d’appréhension au début, puis je m’y suis jeté et quand j’ai fini la première version, je suis allé voir l’une de mes connaissances universitaires, spécialiste dans la littérature du XVIIIe siècle. Elle m’a dit que ça en avait toute la saveur et que c’était très bien comme c’était, car le propre de l’adaptation est de trouver en effet le bon compromis entre ce qui est censé être l’époque et l’époque actuelle. La véracité nous importe peu au final, c’est plus la véracité sentimentale qui compte. Je crois que le plus important c’est cette notion de saveur.
Vous avez rajouté le personnage de l’amie de Madame de La Pommeraye, qui donne la possibilité au spectateur de ressentir ses émotions ?
C’est un personnage qui permettait de recueillir en effet les sentiments et les pensées de La Pommeraye, et qui incarne aussi un peu le narrateur dans le récit ou les spectateurs du film. Elle offre un regard plus mesuré de cette situation que traversent les deux personnages principaux, qui sont plutôt démesurés dans leur façon d’être. Ils se laissent guider par la passion et l’on sait qu’il est difficile d’être raisonnable lorsque on est passionné. Du point de vue de l’amie de la marquise, il s’agit de voir quelqu’un d’extrêmement préoccupé par une histoire et tellement habité que le lien se distend au fur et à mesure. Elle voit son amie s’éloigner et ne peut justement rien faire pour la ramener. Elle tente d’être délicate et d’avoir une certaine forme d’intelligence psychologique.
Est-ce un film qui aborde, outre l’amour, le mécanisme de la séduction et l’orgueil de s’être laissé piéger par un séducteur ?
Je n’ai jamais dit que j’avais fait un film sur l’amour, même si le mot est intéressant et sur lequel on croit tous s’entendre, et qui reflète en même temps toute une palette de sentiments et de dispositions amoureuses. Les effets de la blessure amoureuse ont à voir avec l’orgueil ou du moins avec l’amour-propre.
Vous mettez très bien en évidence la violence du dépit amoureux qui provoque cette vengeance ?
Ce qui m’intéresse dans les récits de vengeance, c’est non seulement l’énergie que La Pommeraye déploie et l’imagination, l’esprit et une certaine forme d’intelligence dont elle fait preuve. Mais pour nous, spectateurs, c’est la façon de se projeter dans ce qu’on ose bien rarement ou même jamais faire. Le film est un peu un spectacle de ce qu’on ne se permettrait pas de faire.
Vous allez peut-être donner des idées aux spectateurs ?
Oui, peut-être ! Après il faut en avoir non seulement les moyens financiers et de temps, mais aussi la personnalité. Sous l’Ancien Régime, la noblesse n’avait pas grand-chose à faire et le plus grand ennemi était l’ennui. Ce qui est intéressant de circonscrire une histoire dans ce milieu-là, c’est que les personnages sont complètement consacrés à ce qu’ils ressentent et à ce qui les préoccupe. Si de nos jours, on peut être occupé sur le terrain amoureux, on peut aussi être occupé par le terrain professionnel ou le cadre familial. Une des grandes occupations d’une certaine noblesse de l’époque, c’est justement l’examen de soi, qui demande un temps important et une méticulosité dans l’observation de soi-même. Cette seconde partie du XVIIIe siècle, c’est d’ailleurs la naissance de la rédaction des Mémoires, auxquelles beaucoup consacrent du temps et qui commencent par l’observation de ce qu’on ressent.
Avez-vous tout de suite choisi Edouard Baer pour interpréter le marquis des Arcies ? N’avez-vous pas songé à l’interpréter vous-même ?
Le scénario écrit, je n’avais pas d’idées précises. Mais il n’a jamais été question que j’interprète le marquis parce qu’il y a vraiment beaucoup de texte et beaucoup de plans-séquences. Je ne me suis jamais considéré comme comédien, et c’est un peu par hasard que j’ai joué dans mes films. Et je tenais à être derrière la caméra. C’est plus en ayant revu Edouard dans Un Pedigree, la pièce de Modiano, que je me suis dit qu’il serait formidable. Et dès qu’on a fait une lecture tous les deux, c’était évident. Pour deux raisons : cette façon un peu recherchée de s’exprimer, avec cette élocution qui lui est absolument naturelle, et le personnage. Car après avoir lu le scénario, il m’a dit "c’est moi !".
S’est-il facilement plié à l’exercice, lui qui a cette tendance à improviser, voire à cabotiner ?
Il y a eu relativement peu de travail préparatoire, car Edouard est très difficile à saisir. Mais en revanche, on s’était énormément préparé avec Cécile de France. Dès que Cécile a commencé à jouer, toute l’équipe a été très impressionnée, un peu comme happée et suspendue à la qualité de son interprétation. Je pense qu'Edouard, par admiration et courtoisie vis-à-vis d’elle, a respecté les règles du jeu et de la mise en scène. Il n’y avait d’ailleurs pas véritablement de place pour l’improvisation du choix des mots, sauf pour la façon de lancer la parole et dans les mouvements. Mais je l’ai laissé réapparaître dans la scène à table, car je pensais que c’était un moment où il fallait retrouver ce qu’on connaît de lui, en tant que personnage facétieux.
Le personnage du marquis questionne aussi sur l’idée que l’amour qui passe par la possession de son objet ?
Ce qui rend le personnage d’autant plus touchant, même avant son revirement et sa rédemption, c’est que c’est le portrait d’un libertin, d’un séducteur, mais qui n’est ni un Don Juan, ni un Valmont. Je lui porte crédit quand il dit qu’il ne cherche pas à séduire, mais qu’il est séduit. Il veut posséder ce qui le séduit. Il calcule d’ailleurs si peu qu’il en est même maladroit. Ce qui est aussi abject chez lui, pour des personnes qui peuvent le regarder sous un angle moral.
Comment est arrivée Cécile de France sur le projet ?
Je n’y pensais pas du tout, mais ce sont la directrice de casting et l’agent d'Edouard Baer - qui n’est pas celui de Cécile - qui ont insisté pour que je la voie. J’avais cette image d’elle fraîche, sympathique, décontractée, loin d’une marquise diabolique. J’ai fait une lecture avec elle et Edouard, et j’ai été aussitôt convaincue qu’elle serait formidable. D’abord parce que ce côté très sympathique allait très bien pour ce moment de manipulation. Car pendant tout ce temps-là, elle se montre la meilleure amie et la femme la plus bienveillante et attentionnée envers son ancien amant. Et aussi parce que j’avais envie que le personnage soit plein d’humour et d’ironie, voire de moquerie. Cécile a ce sourire intelligent que je trouvais fort intéressant pour ce personnage. Et j’ai aussi découvert sa détermination dans le travail.
Avez-vous fait un travail spécifique sur la musique, qui joue un rôle très important dans le film, soulignant les sentiments des personnages ?
Je ne choisis pas ma partition sonore avant le tournage, mais avec le monteur (Martial Salomon), on a plutôt tendance à la chercher au montage. En revanche, ça prend au moins la moitié du montage. On a évidemment été orienté par la musique baroque. Le travail est très intuitif, car il faut qu’elle accompagne sans trop surligner ni être trop redondante. C’est très difficile de théoriser sur la jubilation que peut apporter la musique, mais il faut essayer, encore et encore. C’est bien aussi quand ça raconte ce qui ne se trouve pas dans l’image, car la musique donne une couleur au film. Cela permet aussi des raccourcis, et on comprend grâce à elle d’emblée, ce qu’il en est dans la situation.
Avez-vous voulu imprimer un mouvement particulier dans la mise en scène ?
J’ai évidemment vu beaucoup de films en costumes, qui montrent souvent les nobles assis et sans grande activité. Quand on est assis, la mise en scène habituelle consiste la plupart du temps à filmer des personnes qui échangent une parole abondante dans un champ-contre champ, et je ne trouvais ça pas très intéressant pour le spectateur de le faire sur toute la longueur du film. Car ce qui est intéressant quand la parole est abondante, c’est qu’elle est porteuse de complexité, de contradiction. Les enjeux dramatiques passent aussi par la parole, aussi bien la séduction, le mensonge, la stratégie que la retenue. Elle donne envie au spectateur de se rapprocher du visage et des yeux du personnage qui parle pour confronter ses dires à ce qu’il ressent. Si tout était dit et montré chaque fois, ce serait un peu ennuyeux. Tout ne doit pas être tout le temps donné sur un plateau au spectateur, il faut aussi qu’il cherche à démasquer ce que les personnages ressentent profondément. J’aime aussi beaucoup les plans séquence parce qu’on a ce plaisir du jeu, on est quasiment en direct de la réplique et de la relation qui se noue, d’où cette idée de circulation dans l’espace, de hors champs, de près, de loin, de dos. Ma plus grande source d’inspiration était plutôt chez les films de Woody Allen avec Gordon Willis comme directeur de la photographie, dans lesquels il y a déjà beaucoup de paroles et que ce n’est pas la peine d’être en plan serré sur les visages.
On parle de libertinage et pourtant le paradoxe est que votre film reste assez chaste, sans que les corps et les ébats ne soient montrés, pourquoi ce choix ?
Ce que je trouve intéressant dans une scène au cinéma, c’est l’attente du spectateur et le suspense. Dans une relation sexuelle, si elle n’est pas écrite pour qu’il y ait du suspense, on n’est plus en attente, on devient voyeur. Et on ne participe plus au jeu du récit de l’histoire. Dans Basic Instinct de Verhoeven, il y a une scène de sexe mais on se demande s’il va en sortir vivant. Le moment d’attente au cinéma est de savoir si le personnage qui a un désir va arriver au bout de ce désir, car le spectateur projette son propre désir dans celui du personnage. Dans un moment d’accouplement, si les deux désirs des personnages sont satisfaits, il n’y a pas d’enjeux pour le spectateur qui devient alors passif. Moi, j’essayais de faire plutôt des scènes où le spectateur est actif. Je crois que les moments de cinéma sont quand ils touchent à notre intimité, et ce n’est pas dans ce qu’on voit, mais dans ce que l’on suppose. C’est la base même de l’érotisme. Parfois, l’émotion d’un personnage qui dit "je t’aime" est plus belle de dos, dans l’ombre, de loin que de face, car on a déjà compris la situation. De loin, on ne peut que nous-mêmes s’investir et avoir envie de s’en rapprocher.
Avez-vous une préférence pour l’un des personnages ?
Oui et non… Un film n’est pas forcément la reproduction d’un réel supposé, mais beaucoup plus celle d’un monde intérieur. C’est l’impression dans les œuvres que j’aime où les différents personnages sont comme différentes personnalités en nous-mêmes, diverses et complexes, et je me sens autant le marquis, que Madame de la Pommeraye, que son amie. Le film est plutôt un microcosme de ce monde intérieur et j’ai essayé d’investir les personnages et de les aimer autant. Je suis évidemment attaché à Madame de la Pommeraye parce qu’elle est à la fois diabolique, fascinante et très touchante. Elle a cette blessure amoureuse dans laquelle on peut tous se reconnaître.
Le récit de Diderot n’a pas de titre, pourquoi avoir choisi celui de Mademoiselle de Joncquières, personnage non central du film ?
Il y avait déjà l’adaptation de Bresson, qui a fait de Mademoiselle de Joncquières le personnage central de son film dans une version contemporaine de 1944. Ce qui me séduisait dans le récit de Diderot, c’est qu’elle arrivait à la toute fin et dans un dialogue d’un très grand lyrisme, mais tout à fait inadaptable pour le cinéma. Je voulais que sa présence apparaisse sur la fin, mais il fallait que je la prépare un petit peu. Je trouvais que ce titre mettait l’accent sur elle, objet de cette manipulation. Et l’idée que ce pion devienne un personnage à part entière me permettait aussi de créer chez le spectateur une attente pour le tenir jusqu’à la fin. C’est de loin le personnage le plus vertueux et qui, dans les faits, pourrait être jugée pour celle qui l’est le moins. Cela souligne à la fois la pertinence et la profondeur de la pensée de Diderot : il ne faut jamais juger trop vite quelqu’un, de quelque chose ou de n’importe quelle situation morale.
Pouvez-vous nous parler du choix d'Alice Isaaz pour l’interpréter ?
Alice Isaaz est la première interprète que j’ai choisie pour le film. Je l’avais remarquée dans La crème de la crème et ce que j’aime beaucoup chez elle, alors que j’ai vu d’autres jeunes comédiennes, c’est qu’elle n’est pas que jolie et innocente, elle a du caractère. Je trouvais que donner beaucoup de caractère à son personnage était intéressant pour la fin, car elle a une vision forte, elle réfléchit et a du tempérament.
Votre film met en exergue de beaux personnages féminins, diriez-vous que c’est un film féministe ?
Ce serait prétentieux de ma part de le dire, parce que tout le monde aujourd’hui se dit féministe dans n’importe quelle interview. C’est un film qui aime ses personnages féminins, qui n’est ni sexiste ni anti sexiste. Je laisse à chacun juger car le mot féministe est tellement large.
Propos recueillis par Sylvie-Noëlle
Mademoiselle de Joncquières réalisé par Emmanuel Mouret, en salle le 12 septembre 2018. Ci-dessous la bande-annonce.