La réalisatrice Celine Song revient avec nous sur la genèse de son premier long-métrage, le très beau "Past Lives". Attention, la dernière question de l'interview raconte la fin du film.
Past Lives vu par Celine Song
Lorsque nous avons rencontré Celine Song au Festival du cinéma américain de Deauville 2023, on était loin de se douter de l'engouement qui allait accompagner son premier film, Past Lives, quelques mois plus tard. En effet, après être reparti bredouille de Normandie, le long-métrage a commencé à cumuler les récompenses dans plusieurs cérémonies, comme aux Gotham Independent Film Awards et aux New York Film Critics Circle Awards où il a obtenu respectivement le prix du Meilleur film et le prix du Meilleur premier film. Il a ensuite reçu cinq nominations aux prestigieux Golden Globes, avant les Oscars ?
Il faut dire que derrière la simplicité de ce récit se cache une œuvre belle et touchante. Une histoire en partie autobiographique puisque, comme Nora, Celine Song a dû quitter la Corée du Sud pour immigrer au Canada avec sa famille, et quitter ainsi son ami d'enfance Hae Sung. Des années plus tard, ils reprennent contact et Hae Sung décide d'aller voir son amie, désormais mariée, à New York. Dans la vie de Celine Song, cela donna lieu à une soirée dans un bar et aux prémices de son premier long-métrage.
Vous racontez dans Past Lives une partie de votre vie, pouvez-vous nous en dire plus ?
L'envie de faire ce film est née un jour où je me suis retrouvée, comme dans Past Lives, dans un bar avec mon mari et mon amour de jeunesse qui était venu me rendre visite à New York. Je faisais la traduction entre eux. C'était d'abord juste traduire deux langues et deux cultures. Et je me suis rendu compte que je naviguais en fait entre deux parts de moi-même, de ma personnalité. C'était vraiment une question de sensation, et c'est ce qui m'a poussé à vouloir travailler dessus.
Comment êtes-vous passée du réel à un récit écrit puis filmé ?
Passer de cela à un scénario, cela revient à faire tout un processus de travail sur soi pour pouvoir l'intégrer dans un film. Bien sûr, la vie est moins structurée que dans un film. Donc il n'était pas question pour moi de raconter mon parcours dans son entièreté. En fait, j'avais juste ce personnage de Nora et la scène d'ouverture. Il n'était pas tant question de recréer quelque chose à l'identique. Aussi parce que, à côté, il y a un travail avec les acteurs. Je ne leur demande pas de reproduire quelque chose, mais de jouer un personnage.
Une partie du film se déroule en Corée aux côtés de Hae Sung. Avez-vous eu besoin de revenir dans ce pays avant de finaliser l'écriture pour toucher à des choses précises de la culture coréenne ?
Non, en fait je ne suis pas retourné à Séoul et en Corée pendant longtemps, sauf pour aller tourner certaines scènes. Vous savez, trouver ces choses spécifiques à une personne américaine ou coréenne, c'est assez naturel pour moi. C'est ce que je connais. Sauf qu'il y a encore le travail avec les acteurs qui s'y ajoute. Il faut trouver la bonne personne pour chaque rôle. Et je peux me servir de leur propre approche du personnage et de leur vécu qu'ils utilisent pour le construire.
L'acteur Teo Yoo, qui joue Hae Sung, est Coréen. Il connaît ce pays et cette culture, donc je pouvais m'appuyer sur ça en cas de doute. Par contre, il faut faire attention à ne pas franchir une limite. Que cela ne devienne pas par exemple la réaction de l'acteur plutôt que celle du personnage. Car au fond, on se fiche de savoir ce que veut Greta Lee, l'interprète de Nora. L'important, c'est ce qu'il se passe pour son personnage. Et comme c'est un personnage de film, elle peut être une figure plus romantique d'une certaine façon.
Vos choix de mise en scène avec Past Lives sont simples, sans être simplistes. Finalement, ce qui domine, ce sont des silences et des regards.
Quand on a commencé à réfléchir au film, notamment avec mon directeur de la photographie, on pouvait avoir une dizaine d'idées par séquence, et on procédait par élimination. On a pu songer à faire quelque chose de plus chic. Mais je pense qu'il faut toujours réfléchir en priorité à ce qu'on veut qu'une scène raconte. Et souvent, la caméra devait juste rester fixe pour privilégier ce qui est strictement nécessaire, et ne pas chercher à juste faire de jolies choses à l'image.
Néanmoins, la scène du bar est particulièrement belle.
Il y a des éléments qu'on trouve sur le moment lors du tournage, et d'autres qui sont réfléchies depuis longtemps. C'est le cas de la scène du bar. Je savais vraiment ce que je souhaitais montrer et de quelle manière. Mais c'est aussi parce que c'est la séquence à laquelle j'ai pensé en premier et qui me revenait souvent.
Dans votre film, vos personnages évoquent le destin pour essayer de comprendre leur place. Quel est votre rapport à cela ?
Il y a différentes façons d'approcher la question du destin. Le destin, c'est quelque chose que, je pense, une personne doit apprendre à accepter. Ça, c'est une philosophie qui se rapproche de la culture orientale. Le fait que le destin serait quelque chose qui arrive un jour dans votre vie, et qu'il faut juste l'accepter. C'est différent dans la culture occidentale, où on parle davantage d'aller chercher sa destinée. Comme sortir, rencontrer quelqu'un est se dire, là, c'est mon destin.
Pour moi, ce n'est pas vraiment cela. Je pense que n'importe qui que vous croisez dans votre vie, a son propre destin. Cela peut être quelque chose de très simple. Par exemple, tout ce que vous avez fait dans votre vie, et moi dans la mienne, nous a amené à nous rencontrer pour avoir cette discussion. C'est ce genre de notion qu'il y a dans Past Lives.
En conséquence, vos personnages se demandent s'ils n'auraient pas dû faire des choix différents.
Je ne suis pas quelqu'un qui pense à ce qui aurait pu se passer. En fait j'arrive toujours à trouver du bon dans ce qui m'arrive. Et j'arrive à me convaincre que je n'aurais jamais fait les choses différemment. Mais le film est plus ambigu sur ce sentiment, car il s'adresse au public, et que le public va forcément se dire "et si ?" en ce qui concerne les personnages.
On en vient alors à la fin de Past Lives qui n'est pas tant une happy end, qu'une fin juste.
Si vous abordez le film d'un point de vue d'une romance classique, c'est sûr, vous allez être déçus. Ne serait-ce qu'en regardant l'affiche. En voyant les deux personnages, on imagine naturellement qu'ils sont les protagonistes et qu'ils devraient finir ensemble pour qu'il y ait une fin joyeuse. Ce n'est pas le cas. Mais en réalité, par rapport à ce qu'est Past Lives et ce que raconte le film, je pense que c'est une fin tout de même heureuse. Car cela permet aux personnages de refermer une part de leur vie.
Même s'ils ne finissent pas ensemble, Hae Sung a besoin de refermer cet élément du passé pour avancer. Et c'est le cas aussi pour Nora. Car elle a besoin de faire les adieux qu'elle n'avait pas pu faire quand elle était enfant. Elle ne pleure pas tant par tristesse, mais parce qu'elle redevient la petite fille qu'elle a laissée derrière elle et qui, à l'époque, n'avait pas pu pleurer en quittant son ami. Car elle n'était pas assez mature pour cela. Et le fait que son ami fasse un vol aussi long pour la voir, c'est un véritable cadeau. Il lui offre ainsi une deuxième chance de se dire au revoir.
Propos recueillis lors du Festival de Deauville 2023. Past Lives est à découvrir en salles le 13 décembre 2023.