(Re)découvrez une perle du cinéma flirtant avec le fantastique grâce aux « Trois femmes » singulières et empruntes de mystère de Robert Altman. Longtemps indisponible dans le commerce en France, cette expérience à deux doigts de l’irréel a enfin rejoint les rayonnages dans un coffret idyllique groupant Blu-ray, DVD et suppléments. Un rêve éveillé de qualité à ne manquer sous aucun prétexte ! Même si pour cela vous devez louper une séance de bien-être.
Le psychédélique Trois femmes est un ovni parmi la filmographie du fameux cinéaste Robert Altman à qui l’on doit des longs-métrages comme M.A.S.H. (1970) et Gosford Park (2001). Plus méconnu que les deux-cités, il s’est pourtant attiré les lumières de différents festivals et cérémonies à l’instar de Cannes et des BAFTA Awards où Shelley Duvall fut nommée pour le prix de la Meilleure actrice en 1978. Celle-ci est alors en pente ascendante puisqu’elle rencontre à nouveau le succès avec Shining de Stanley Kubrick deux années après. Il en est de même pour sa co-star Sissy Spacek qui remporte son premier Oscar en tant que tête d’affiche de Nashville Lady en 1981. Un casting principal démesuré et tout droit sorti d’un rêve (véridique !).
Trois femmes : présentation et critique
Après avoir débarqué du Texas, l’étrange et timide Pinky Rose (Spacek) fait ses premiers pas au centre thermal de réadaptation pour troisième âge. Elle y est formée par Mildred « Millie » Lammoreaux (Duvall), une jeune fille sophistiquée et trop bavarde à en juger les moqueries la visant fréquemment. L’employée devient rapidement l’obsession de la nouvelle qui se propose pour devenir sa colocataire. Ceci décidé, le duo part ensuite rendre visite aux propriétaires dans leur taverne locale de Dodge City : l’artiste Willie (Janice Rule) qui ne décroche jamais deux mots à la suite et son mari coureur de jupons Edgar Hart (Robert Fortier) à la carrière de doublure cascade depuis longtemps oubliée. Malheureusement, elles apprennent à leurs dépens qu’habiter ensemble n’est pas chose aisée puisque leurs traits de caractères s’opposent. Des tensions se créent jusqu’à un stade culminant où la détresse psychologique de la plus fragile aboutit à une tentative de suicide. Lorsque Pinky se réveille du coma dans lequel elle a été plongée durant plusieurs jours, sa personnalité est méconnaissable, ne manquant pas de redistribuer les rôles au sein de la colocation.
Trois femmes fait partie de ces longs-métrages à l’interprétation ouverte à chaque spectateur. C’est d’ailleurs dans ce sens que se tourne le comportement de son cinéaste lors de la promotion dans les années 1970. Dans un dossier de presse généreusement restitué dans le livret de cette édition, Altman confiait : « Tout ce que je pourrais dire risquerait de diriger l’opinion du spectateur, de lui imposer une interprétation ». Il est vrai que ces deux heures laissent pantois même si nous sommes loin du très critiqué Mother! (2017) de Darren Aronofsky où il était bien difficile d’en tirer quoique ce soit sans pousser sa réflexion au maximum. Là, il est rapidement clair que la notion d’identité est le fil rouge de cet univers pas comme les autres en étant torturée de mille et une manières. Pinky, tel un alien débarqué sur cette planète et dénuée d’un passé explicité, est coincé au stade de la femme-enfant. Telle une feuille vierge, elle voit en son amie un modèle à suivre et s’imbibe de ses moindres faits et gestes pour s’approprier une personnalité qu’elle admire en empruntant ses habits, en dévorant -façon de parler- son journal intime, etc. Chose drôlement ironique puisque Millie est autant exclue qu’elle socialement. La brune n’a pourtant qu’une obsession : celle d’être Miss parfaite en suivant les conseils de magazines spécialisés. Elle s’attribue des talents de décoratrice et de cuisinière hors-pair, cherche à attirer l’attention tout en tentant de prendre part à différents groupes grâce à ses traits d’esprits et ses flots de paroles ininterrompus. Pourtant, à l’instar de sa colocataire, elle n’est qu’un fantôme qui indiffère ceux dont elle tente de se rapprocher. Les railleries fusent mais, pourtant, elle ne semble jamais se décourager. Le remarque-t-elle vraiment ou est-elle simplement furieusement obstinée ? Derrière ces apparences où la superficialité règne en maître se dissimule une force incroyable illustrée à merveille par l’une des scènes finales à la limite du terrifiant tandis qu’elle s’avance vers le public, recouverte de sang.
Ce duo n’est pas le seul à être invisible puisqu’une troisième femme est aussi transparente qu’elles. La discrète Willie se coupe du monde en se réfugiant dans son art, faisant office d’exutoire et de prison. En plus d’être en marge avec la société, toutes trois sont les jouets du même individu has been qui n’est lui-même qu’une doublure (rappel de la notion d’identité qui se retrouve aussi à travers l'utilisation des reflets dans les miroirs). Mais c’est avec brio qu’elles parviennent à s’aliéner de la tyrannie masculine et ce, pas uniquement en assassinant Edgar comme le suggère les dialogues ou le plan arrêté sur ce qui pourrait être sa tombe. Non, elles réussissent en formant un noyau familial exclusivement féminin en décalquant un modèle traditionnel où Millie serait le père. Signe de son évolution perpétuelle au cours de Trois femmes. Elle existe, a de réelles responsabilités en prenant Pinky sous son aile comme s’il s’agissait de sa propre fille. À noter que la phase tumultueuse de son adolescence peut être assimilée à l’un des passages les plus déconcertants s’étant déroulés précédemment : celui où la blonde usurpe l’identité de Mildred (dont on apprend qu’elle partage également le prénom sur son acte de naissance), forçant cette dernière à s’emparer de sa fragilité. L’une devient l’autre. Ce n’est pas sans rappeler le discours tenu par la texane concernant les sœurs jumelles. Et si le corps n’emprisonnait pas l’identité ?
À se demander si le contexte est ancré dans le réel parfois. Sensation renforcée par les peintures aussi sinistres qu’érotiques de créatures semblant mythologiques, sorties de l’imagination de Bodhi Wind. Celles-ci hantent le public dès le générique d’ouverture avant de réapparaître à de multiples occasions puiqu’elles habillent notamment la piscine de la résidence californienne. Cette ambiance comme surnaturelle, parfois glaçante, imbibe la plus grande partie des scènes défilant à l’écran. Les interprétations du casting sont implacables et soutenues par une bande-son brillante au point d’en donner également la chair de poule.
Les éditions commercialisées
Avec une sortie DVD épuisée datant de 2009, le besoin de renouveler la disponibilité de Trois femmes sur le marché du disque se faisait ressentir. C’est enfin chose faite puisque Wild Side Video s’est attelé à concevoir une édition spéciale digne de ce nom plus de quarante ans après sa sortie en salles. Au programme : un superbe coffret mediabook Blu-ray et DVD haut en couleur enrichi d’un livret d’une soixantaine de pages. L’attente en valait donc amplement la peine !
Test Vidéo/Audio
Tourné sur pellicule 35mm, Trois femmes a fait l’objet de plusieurs transferts en haute-définition ces dernières années mais aucun d’eux n’avait jusqu’alors été distribué en France. Le premier fut exploité en 2011 par l’éditeur américain Criterion après avoir été tiré d’un interpositif du négatif original. Le résultat se révélait convaincant sans pour autant être indétrônable. Cependant, une restauration 4K fut entreprise par le studio Twentieth Century Fox en 2014 et/ou 2015 qui permit au britannique Arrow de sortir sa galette bleue à son tour. Après comparaison via des captures d’écran, il semblerait que Wild Side dispose de ce même master en majorité supérieur à celui du début de la décennie. Pour cause, la stabilité de l’image est sans faille. L’œuvre est dépourvue de tremblements superflus pour mieux rendre hommage à la splendide photographie dirigée par Charles Rosher Jr. (Tueurs de flics) où toutes traces de vieillissement ont été gommées. Adieu débris, poussières, tâches et autres défauts caractéristiques d’un tournage en argentique. Le travail de nettoyage est franchement à saluer. À cet aspect clean s’ajoute un grain finement restitué évitant des amas disgracieux souvent dus à une compression abusive ou à une source secondaire non-optimale. Le résultat est ainsi supérieur à ce que proposait Criterion en son temps.
En outre, la clarté lors des scènes lumineuses bat aussi à plate couture tout ce qui a été proposé auparavant avec des contours mieux découpés, des détails renforcés et des contrastes mieux balancés. Les instants les plus mémorables visuellement se tiennent notamment dans la cour commune intérieure de la résidence Purple Sage. Cependant, un point ouvre à débat : celui de la palette de couleurs mobilisées. Là où le Blu-ray de 2011 se voulait doux, voire légèrement froid, la remasterisation de la Fox favorise une gamme de jaunes très saturés qu’il est difficile d’ignorer. Ce n’est pas un phénomène sortant de l’ordinaire puisque de nombreux films du même studio ayant récemment subit un lifting 4K en sont atteint. Edward aux mains d’argent (1990) de Tim Burton par exemple, bien que de façon moins drastique. Par conséquent, les minutes se déroulant dans l’obscurité manque cruellement de naturel tant elles tendent parfois vers un jaune verdâtre agressif. Pas toujours l’idéal donc pour les ombres. Que cela soit dérangeant ou non, il s’agit d’un point de vue purement subjectif.
Le doublage français et la version originale sont tous les deux au format DTS-HD Master Audio 2.0, le second étant à privilégier comme toujours pour ses qualités immersives supérieures. Ample en dépit de ses conditions d’enregistrement paraissant aujourd’hui minimalistes, la piste est propre en évitant grésillements et autres signes de fatigue ou de déformation. Les basses sont dynamiques tandis que l’équilibre entre les voix claires (et ce, même sur différents plans), la musique angoissante composée par Gerald Busby (Un mariage) et les effets sonores est parfaitement trouvé. Même les violents coups de feu parviennent à ne pas faire ternir ce tableau, ce qui n’était pas forcément gagné d’avance. Une réussite audio.
Test Bonus
Difficile de proposer des suppléments se déroulant dans les coulisses à une époque où les préoccupations étaient à dix milles lieux de cette habitude surgi avec l’arrivée du support DVD. Ainsi, il faut se contenter d’un complément rétrospectif et analytique mais également de réflexions et citations apportées dans l’ensemble du texte accompagnant le Blu-ray. Ce qui ne joue en aucun cas sur la qualité intrinsèque de ces deux propositions.
- Un film de rêve(s) (39:34 min) : cet entretien avec l’essayiste et universitaire Diane Arnaud est l’opportunité d’adresser les origines de Trois femmes dans l’imagination du réalisateur. L’analyse se poursuit de la photographie (incluant l’utilisation de l’appareil à eau), à la psychologie changeante des protagonistes et aux scènes-clés comme l’accouchement avec leurs symboliques.
- Bande-annonce (01:26 min) : en HD non-restaurée.
- Livret « Je est une autre » (60 pages) : écrit par Fréderic Albert Lévy, le livret regroupe nombre d’interviews de l’équipe comme la partie intitulée Souvenirs de Sissy Spacek et d’anecdotes de tournage avec l’accident des vêtements de Shelley Duvall se coinçant dans la portière de la voiture. Gag par la suite répété puisqu’apprécié par l’énigmatique Robert Altman qui n’aime pas s’épancher sur l’analyse de ses créations. L’auteur renforce encore l’intérêt de la lecture en traitant de la place du féminisme dans l’œuvre et de la qualité du sous-titrage par Éric Kahane. La mise en page assortie avec le coffret est soignée et très riche en photographies. Un régal intellectuel aussi bien que pour les yeux.